Á l’heure où la «Loi asile et immigration» fomentée par le ministre
Gérard Collomb vient d’être votée au parlement, aggravant
considérablement les conditions d’accueil réservées en France aux femmes
et aux hommes qui fuient les conflits armés, les persécutions
politiques ou encore la misère, il faut lire et relire Refugié, le bouleversant témoignage d’Emmanuel Mbolela. Publié
en Allemagne en 2014, puis édité dans sa version française par
Libertalia en 2017, ce récit personnel retrace l’effroyable odyssée d’un
jeune étudiant, membre de «l’Union pour la démocratie et le progrès
social » (UDPS)[1]qui est amené à quitter en juin 2002 son pays : la
République démocratique du Congo, soumise depuis des décennies à un
terrorisme d’État imposé successivement par Mobutu[2], Laurent Désiré
Kabila puis le fils de ce dernier, Joseph Kabila[3]. Á cette date,
Emmanuel milite pour dénoncer « l’accord des Cascades » qui, dans le
cadre du Dialogue inter-congolais[4], marginalise toutes les forces
d’opposition au régime dictatorial. Suite aux mobilisations sociales
dont il est l’un des leaders, il est arrêté, jugé, condamné « pour
trouble à l’ordre public » et incarcéré. En prison, il est témoin des
tortures corporelles et psychologiques infligées aux opposants. Il
s’évade et, pour échapper à la « barbarie et à la mort », comme il le
dit, il prend le chemin de l’exil : un long périple qui le conduit dans
un premier temps au Maroc en octobre 2004, après avoir traversé, au
péril de sa vie, le Congo Brazzaville, le Cameroun, le Nigeria, le
Bénin, le Burkina Faso, le Mali, l‘Algérie ; au bout de six années de
souffrances et de combats, il parvient finalement à gagner l’Europe : la
Hollande où il bénéficie d’un programme de réinstallation du Haut
Conseil des Réfugiés. L’une
des qualités de ce récit est qu’il témoigne, avec des mots simples,
d’une expérience sensible et intime de l’exil, de ses mobiles, de ses
épreuves et de ses leçons. Emmanuel Mbolela raconte avec précision les
épreuves physiques du froid, de la faim, de la soif, en particulier
lorsque des conducteurs crapuleux l’abandonnent en compagnie de
plusieurs migrant.e.s en plein désert du Sahara, ou quand de prétendus
passeurs le dépouillent au milieu de la jungle. Il décrit les jours
d’attente interminable caché dans le massif de Bel Younès qui surplombe
l’enclave espagnole de Ceuta, se préparant à forcer la barrière
grillagée qui clôture, au sud du détroit de Gibraltar, l’espace de
Schengen. Il dit la tristesse d’apprendre comment ses camarades
embarqués sur des pateras ont péri aux portes de la forteresse
Europe. Il retrace de l’intérieur l’évolution morale qui va de l’espoir
d’obtenir l’asile politique au Mali au projet d’un retour au Congo pour
combattre la corruption et l’injustice sociale entérinées par le nouvel
accord du Dialogue inter-congolais d’avril 2003 ; et, pour finir, au
désespoir devant les souffrances de ses compagnons d’infortune et
surtout devant l’avilissement auquel sont réduites les femmes migrantes
instrumentalisées par les hommes des convois, traitées comme une monnaie
d’échange avec les militaires, les policiers et les douaniers. Emmanuel
Mbolela rapporte avec émotion comment de Kinshasa à Bamako, de Bamako à
Rabat en passant par Gao, Kidal, Tamanrasset, Alger et Oujda, ces
femmes migrantes souvent très jeunes sont régulièrement violées ou
prostituées par les passeurs et leurs complices des administrations qui
exercent, au passage, un droit de cuissage systématique. Il narre
comment certaines tombent enceintes et accouchent dans des conditions
épouvantables, devenant alors encore plus dépendantes de leurs
bourreaux. Certaines femmes, explique-t-il, ont pris la route pour
sauver leurs petites filles de l’excision. Ainsi cette Béninoise dont
Emmanuel Mbolela tait le nom, qui après avoir vu mourir sa première
fille des suites de l’excision, affronte époux et belle-famille pour
empêcher que sa cadette ne soit à son tour excisée. Elle se résout pour
finir à émigrer toute seule avec son enfant : une résistance à une
oppression culturelle qui ne serait pas prise en compte par les actuels
critères de sélection de la toute récente «Loi asile et immigration»… Á
l’heure où, dans la langue morte de Gérard Collomb et de ses sbires de
préfecture, on ne parle plus qu’en termes abstraits et négatifs de
« clandestins » ou de « migrants », Emmanuel Mbolela redonne chair,
individualité et humanité à celles et ceux qui cherchent refuge et
doivent passer les frontières coûte que coûte, quels que soient les
mobiles du voyage : économiques, culturels ou politiques. Et s’il
retrace à la première personne sa propre trajectoire, son récit plein
d’empathie transmet l’expérience partagée « de celles et de ceux qui
partent chercher une nouvelle vie et de celles et ceux qui partent pour
la sauver ». « J’étais une ombre parmi d’autres », écrit-il, « beaucoup
de jeunes gens comme moi, d’autres plus âgés mais aussi des enfants
mineurs que je côtoyais sur un bout de chemin ». En enchâssant
dans sa |
narration,
les récits de vie de ses camarades de voyage, il donne voix aux sans
voix. Et au-delà des réfugiés de l'Afrique subsaharienne, il fait le
lien avec d’autres témoignages de femmes et d’hommes venu.e.s d’Amérique
latine ou d’Europe de l’Est interdit.e.s de séjour dans un monde où la
déterritorialisation et la circulation des capitaux, liée à la
globalisation de l’économie libérale ne cesse de s’accélérer. Une
autre grande qualité de ce livre est qu’il propose, d'une manière
quasi ethnographique, une analyse des causes, des acteurs et des
dispositifs de ces migrations. La mise en perspective historique qui
introduit l’ouvrage rappelle comment s’est construit, dans le temps
long, la fracture géographique et économique entre Europe et Afrique :
une fracture qui s’est structurée sur des rapports de domination et de
dépendance, en particulier liés à l’histoire des colonisations. Elle
expose les causes du chaos politique qui pousse des milliers de femmes
et d’hommes à quitter leurs pays d’Afrique vers l’inconnu. Au fil de la
narration, l'auteur met en lumière le système des mafias qui unissent
passeurs (ces « charmans » qui payent leur propre passage en exploitant
leurs semblables), policiers ou douaniers. Il révèle les limites du HCR,
dont les responsables (quand ils ne sont pas introuvables comme au
Mali), se dérobent face aux demandes d’asile des réfugiés. Il souligne
la dimension transfrontalière et transcontinentale du dispositif de
refoulement de ces derniers. Il dénonce, en particulier, le rôle
pionnier du Maroc dans l’externalisation de la politique migratoire
européenne dès la fin des années 1990, l’organisation par les diplomates
d’Europe et d’Afrique du renvoi des ressortissants d’Afrique de l’Ouest
à partir des centres de détention espagnols. Il évoque les rafles
quotidiennes qui, dans cette zone marocaine de non-droit, s’abattent sur
tous les migrants demandeurs d’asile et même les réfugiés statutaires ;
la vie rendue impossible pour qui n’a pas accès aux soins, au logement,
au travail, à l’éducation. Et une fois parvenu.e.s en Europe, ces
femmes et ces hommes précarisé.e.s deviennent la proie d’entrepreneurs
qui leur imposent des conditions de travail dignes de l’esclavagisme. Enfin,
ce livre témoigne aussi des résistances et des solidarités. Emmanuel
Mbolela relaye les luttes de celles et ceux qui s’engagent pour la
défense de leurs droits fondamentaux en Afrique et ailleurs. Il propose
une cartographie des foyers de résistance aux politiques migratoires de
l’Union européenne. Fondateur de l’association des réfugiés congolais au
Maroc (Arcom), il raconte les actions qu’il a menées : les
manifestations, les sit-in devant le siège du HCR, l’occupation de la
cathédrale Saint- Pierre à Rabat mais aussi la création en 2015 dans
cette ville, par son association, d’une maison d’accueil pour les femmes
migrantes (le centre Baobab). Il salue les rencontres transnationales
contre l’hébergement forcé dans les camps de réfugiés : les « No border camps »
de Brême, les caravanes de migrants de Iena ou de Gorée au Sénégal, la
création du réseau Afrique Europe Interact (AEI), fruit d’une
collaboration entre activistes au niveau mondial qui se battent
concrètement pour la libre circulation des personnes et le développement
équitable. Des actions de coopération conçues à la base, « d’égal.e.s à
égal.e.s entre activistes » dont le modèle devrait s’imposer, selon
Emmanuel Mbolela, « contre la gestion des experts, spécialistes de
recettes toutes faites qui ne correspondent pas aux réalités du
terrain.» [1]
L’Union pour la démocratie et le progrès social » (UDPS), un parti
d’opposition à la dictature de Mobutu, est créé en février 1982, sur la
base d’un projet de société fondé sur un État de droit réellement
démocratique. Son activité se poursuit sous le « règne » de Laurent
Désiré Kabila. Emmanuel Mbolela devient en 1991, à 18 ans, secrétaire
rapporteur adjoint de l’organisation de jeunesse du UDPS et entre dans
la clandestinité. [2] Mobutu
prend le pouvoir le 24 novembre 1965 suite à un coup d’État militaire
et impose en tant que président autoproclamé une autocratie absolue qui
dure jusqu’en mai 1997. [3] Le
dictateur Laurent Désiré Kabila, parvenu au pouvoir en 1997 est
assassiné en janvier 2001. Il est aussitôt remplacé au pouvoir par son
fils Joseph Kabila. [4] Le
premier « Dialogue inter-congolais » s’ouvre à Sun City au début de
l’année 2002 et débouche trois mois plus tard sur un accord de « paix
séparée » (soutenue par l’UE ) qui ne fait que renforcer le pouvoir de
Kabila. ODETTE |
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