Le Grain du CAD

Numéro 3- mai 2018

Le présent est cette partie de l'éternité qui sépare les terres de la déception du royaume de l'espoir.
Ambrose Bierce

LE FIL DU TEMPS

  Les questions d’héritage, l’actualité récente vient encore de le prouver, donnent souvent lieu à des empoignades. Tandis qu’à l’heure où j’écris ces lignes les familiers de notre rocker national continuent à tapageusement s’écharper autour de son solde mortuaire, un autre cadavre s’apprête à être jeté en pâture sur la scène médiatique. Cela va être les 50 ans de Mai 68. Une commémoration, d’autant plus si elle est le fait d’un pouvoir constitué, n’est jamais anodine. Á l’instar des règles du droit testamentaire, elle entend décider elle aussi à qui va profiter le passé. Pour les 50 bougies du printemps de la révolte, ainsi, chaque chapelle va sans aucun doute y aller de sa trompette partisane. Qu’a été Mai 68 ? Les uns vont dire : l’éclosion d’une nouvelle conscience, un moment unique où toute une jeunesse est parvenue à se rassembler autour de l’idée qu’un autre monde était possible, un monde fait d’harmonie et de compréhension, de libération de tous les préjugés, de grand Om universel et de fraternité humaine pure comme le cristal. D’autres vont leur répondre que leur ère du poisson a été avant tout une grève générale qui a mobilisé près de 10 millions de personnes en France, l’union du mouvement étudiant avec la force syndicale ouvrière, l’opposition en Amérique du Nord à la guerre du Vietnam, la remise en question dans le monde entier des rapports de classes et de la domination impérialiste occidentale. D’autres encore, dans la lignée de Régis Debray et de sa Modeste (hum…) contribution aux discours du dixième anniversaire, argueront que les slogans hédonistes des porteurs de pattes d’éléphants et de vestes en peau de mouton retournée ont au bout du compte surtout permis le triomphe du néolibéralisme consumériste étasunien. Puis il y a ceux qui feront, qui ont déjà fait, plus court : Mai 68 a été une catastrophe. Toutes les valeurs morales socles de la société française (le sens du devoir, le respect des hiérarchies, le goût de l’effort, la foi dans les institutions, etc.) Cohn Bendit et sa "chienlit" les ont désastreusement sabordées dans l’esprit de toutes les générations qui ont suivi. C’est à cause d’eux que tout va mal. Si Mai 68 ne s’était pas produit, on n’en serait pas là où on en est aujourd’hui, il faut définitivement liquider son héritage.

Certains ont la  tête tellement  grosse  qu’ils s’imaginent qu’ils peuvent d’un claquement de doigt supprimer le passé.

Le passé n’a besoin de personne pour se supprimer, il le fait très bien tout seul à chaque instant, mais ses répercussions, elles, sont inépuisables. L'histoire sociale n'est pas une suite d'épisodes racoleurs indépendants les uns des autres à la disposition des médias. Le défi émancipatoire, pas plus que la colère, n'est pas né sur les banc de Nanterre en 1968. Depuis la première virago de Cro-Magnon   qui   a   dû   envoyer  son  plat   de

tubercules pas assez cuits à l’atrabilaire figure de son australopithèque de bonhomme aux activistes d’Act-up d’aujourd’hui, en passant par les esclaves rebelles de la République romaine, les briseurs d’idoles antipapistes ou encore les sans-culottes de 89, une révolte en a toujours incité une autre pour tisser l’histoire désordonnée du monde. Á chaque fois, des individus réels et bien vivants ont livré combat à des vérités dogmatiques instituées par des morts. L’idée que chaque homme a droit à son bonheur particulier n’a cessé de gagner du terrain sur la route de l’humanité. Avec l’explosion des moyens de communication contemporains, elle fait à présent partout sauter le macadam. Ce ne sont plus seulement des minorités opprimées qui entendent disposer de leur vie à leur façon, mais la plus grosse frange de la société. Le problème, c’est qu’il est plus difficile de se tailler son propre costume que de s’habiller en prêt-à-porter. Les questions qui se répandent désormais comme la vérole sur le bas-clergé dans tous les milieux c’est : Qui suis-je ? Où vais-je ? Qu’est-ce que mon bonheur particulier ? Les mêmes qui n’ont pas voulu tomber dans le "vide consumériste" pointé du doigt par Régis Debray et consort se précipitent au boulevard des bons achats pour remplir leur caddie de guides de développement personnel, d’adresses de psychologues positifs, de plaquettes de stages de mieux-être. Les héritages sont inévitables, mais ils ne sont pas tous bons à prendre. Les allégations des morts doivent être triées comme celles des vivants. Sous les pavés, il n’y a jamais eu la plage, mais la responsabilité. L’imagination, en revanche, sera toujours la matière indispensable à celui qui veut édifier sa propre cathédrale. Quant à notre liberté de "vivre sans temps mort et de jouir sans entrave", je ne sais pas si elle surviendra un jour, mais elle n’arrivera certainement pas en se regardant maladivement le nombril. Réveillons-nous, rappelons-nous que c’est grâce aux barricades de nos devanciers que nous pouvons aujourd’hui nous préoccuper autant de nos personnes. Cessons d’écouter ceux qui veulent nous faire croire que notre vie privée doit être notre cause prioritaire, parce qu’ils se chargent du reste. Si nous parvenons à nous reprendre collectivement en main pour nous replonger tous ensemble dans la participation active aux affaires publiques le bonheur, cet obscur objet de notre désir, ne sera peut-être pas encore au bout du chemin, mais au moins nous regagnerons notre dignité. Sinon, ben… nous nous engloutirons piteusement au fond de nous-mêmes.

                                                   

                                                PATRICK

TÉMOIGNAGE

 Réfugié d'Emmanuel Mbolela
 

    Á l’heure où la «Loi asile et immigration» fomentée par le ministre Gérard Collomb vient d’être votée au parlement, aggravant considérablement les conditions d’accueil réservées en France aux femmes et aux hommes qui fuient les conflits armés, les persécutions politiques ou encore la misère, il faut lire et relire Refugié, le bouleversant témoignage d’Emmanuel Mbolela. 

Publié en Allemagne en 2014, puis édité dans sa version française par Libertalia en 2017, ce récit personnel retrace l’effroyable odyssée d’un jeune étudiant, membre  de  «l’Union pour la démocratie et le progrès social » (UDPS)[1]qui est amené à quitter en juin 2002 son pays : la République démocratique du Congo, soumise depuis des décennies à un terrorisme d’État imposé successivement par Mobutu[2], Laurent Désiré Kabila puis le fils de ce dernier, Joseph Kabila[3]. Á cette date, Emmanuel milite pour dénoncer « l’accord des Cascades » qui, dans le cadre du Dialogue inter-congolais[4], marginalise toutes les forces d’opposition au régime dictatorial. Suite aux mobilisations sociales dont il est l’un des leaders, il est arrêté, jugé, condamné « pour trouble à l’ordre public » et incarcéré. En prison, il est témoin des tortures corporelles et psychologiques infligées aux opposants. Il s’évade et, pour échapper à la « barbarie et à la mort », comme il le dit, il prend le chemin de l’exil : un long périple qui le conduit dans un premier temps au Maroc en octobre 2004, après avoir traversé, au péril de sa vie, le Congo Brazzaville, le Cameroun, le Nigeria, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, l‘Algérie ; au bout de six années de souffrances et de combats, il parvient finalement à gagner l’Europe : la Hollande où il bénéficie d’un programme de réinstallation du Haut Conseil des Réfugiés. 

L’une des qualités de ce récit est qu’il témoigne, avec des mots simples, d’une expérience sensible et intime de l’exil, de ses mobiles, de ses épreuves et de ses leçons. Emmanuel Mbolela raconte avec précision les épreuves physiques du froid, de la faim, de la soif, en particulier lorsque des conducteurs crapuleux l’abandonnent en compagnie de plusieurs migrant.e.s en plein désert du Sahara, ou quand de prétendus passeurs le dépouillent au milieu de la jungle. Il décrit les jours d’attente interminable caché dans le massif de Bel Younès qui surplombe l’enclave espagnole de Ceuta, se préparant à forcer la barrière grillagée qui clôture, au sud du détroit de Gibraltar, l’espace de Schengen. Il dit la tristesse d’apprendre comment ses camarades embarqués sur des pateras ont péri aux portes de la forteresse Europe. Il retrace de l’intérieur l’évolution morale qui va de l’espoir d’obtenir l’asile politique au Mali au projet d’un retour au Congo pour combattre la corruption et l’injustice sociale entérinées par le nouvel accord du Dialogue inter-congolais d’avril 2003 ; et, pour finir, au désespoir devant les souffrances de ses compagnons d’infortune et surtout devant l’avilissement auquel sont réduites les femmes migrantes instrumentalisées par les hommes des convois, traitées comme une monnaie d’échange avec les militaires, les policiers et les douaniers. Emmanuel Mbolela rapporte avec émotion comment de Kinshasa à Bamako, de Bamako à Rabat en passant par Gao, Kidal, Tamanrasset, Alger et Oujda, ces femmes migrantes souvent très jeunes sont régulièrement violées ou prostituées par les passeurs et leurs complices des administrations qui exercent, au passage, un droit de cuissage systématique. Il narre comment certaines tombent enceintes et accouchent dans des conditions épouvantables, devenant alors encore plus dépendantes de leurs bourreaux. Certaines femmes, explique-t-il, ont pris la route pour sauver leurs petites filles de l’excision. Ainsi cette Béninoise dont Emmanuel Mbolela tait le nom, qui après avoir vu mourir sa première fille des suites de l’excision, affronte époux et belle-famille pour empêcher que sa cadette ne soit à son tour excisée. Elle se résout pour finir à émigrer toute seule avec son enfant : une résistance à une oppression culturelle qui ne serait pas prise en compte par les actuels critères de sélection de la toute récente «Loi asile et immigration»…  

Á l’heure où, dans la langue morte de Gérard Collomb et de ses sbires de préfecture, on ne parle plus qu’en termes abstraits et négatifs de « clandestins » ou de « migrants », Emmanuel Mbolela redonne chair, individualité et humanité à celles et ceux qui cherchent refuge et doivent passer les frontières coûte que coûte, quels que soient les mobiles du voyage : économiques, culturels ou politiques. Et s’il retrace à la première personne sa propre trajectoire, son récit plein d’empathie transmet l’expérience partagée « de celles et de ceux qui partent chercher une nouvelle vie et de celles et ceux qui partent pour la sauver ». « J’étais une ombre parmi d’autres », écrit-il, « beaucoup de jeunes gens comme moi, d’autres plus âgés mais aussi des enfants mineurs que je côtoyais sur un bout de chemin ».     En      enchâssant      dans      sa

 

narration, les récits de vie de ses camarades de voyage, il donne voix aux sans voix. Et au-delà des réfugiés de l'Afrique subsaharienne, il fait le lien avec d’autres témoignages de femmes et d’hommes venu.e.s d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est interdit.e.s de séjour dans un monde où la déterritorialisation et la circulation des capitaux, liée à la globalisation de l’économie libérale ne cesse de s’accélérer. 

Une autre grande qualité de ce livre est qu’il propose, d'une manière quasi ethnographique, une analyse des causes, des acteurs et des dispositifs de ces migrations. La mise en perspective historique qui introduit l’ouvrage rappelle comment s’est construit, dans le temps long, la fracture géographique et économique entre Europe et Afrique : une fracture qui s’est structurée sur des rapports de domination et de dépendance, en particulier liés à l’histoire des colonisations. Elle expose les causes du chaos politique qui pousse des milliers de femmes et d’hommes à quitter leurs pays d’Afrique vers l’inconnu. Au fil de la narration, l'auteur met en lumière le système des mafias qui unissent passeurs (ces « charmans » qui payent leur propre passage en exploitant leurs semblables), policiers ou douaniers. Il révèle les limites du HCR, dont les responsables (quand ils ne sont pas introuvables comme au Mali), se dérobent face aux demandes d’asile des réfugiés. Il souligne la dimension transfrontalière et transcontinentale du dispositif de refoulement de ces derniers. Il dénonce, en particulier, le rôle pionnier du Maroc dans l’externalisation de la politique migratoire européenne dès la fin des années 1990, l’organisation par les diplomates d’Europe et d’Afrique du renvoi des ressortissants d’Afrique de l’Ouest à partir des centres de détention espagnols. Il évoque les rafles quotidiennes qui, dans cette zone marocaine de non-droit, s’abattent sur tous les migrants demandeurs d’asile et même les réfugiés statutaires ; la vie rendue impossible pour qui n’a pas accès aux soins, au logement, au travail, à l’éducation. Et une fois parvenu.e.s en Europe, ces femmes et ces hommes précarisé.e.s deviennent la proie d’entrepreneurs qui leur imposent des conditions de travail dignes de l’esclavagisme.

Enfin, ce livre témoigne aussi des résistances et des solidarités. Emmanuel Mbolela relaye les luttes de celles et ceux qui s’engagent pour la défense de leurs droits fondamentaux en Afrique et ailleurs. Il propose une cartographie des foyers de résistance aux politiques migratoires de l’Union européenne. Fondateur de l’association des réfugiés congolais au Maroc (Arcom), il raconte les actions qu’il a menées : les manifestations, les sit-in devant le siège du HCR, l’occupation de la cathédrale Saint- Pierre à Rabat mais aussi la création en 2015 dans cette ville, par son association, d’une maison d’accueil pour les femmes migrantes (le centre Baobab). Il salue les rencontres transnationales contre l’hébergement forcé dans les camps de réfugiés : les « No border camps » de Brême, les caravanes de migrants de Iena ou de Gorée au Sénégal, la création du réseau Afrique Europe Interact (AEI), fruit d’une collaboration entre activistes au niveau mondial qui se battent concrètement pour la libre circulation des personnes et le développement équitable. Des actions de coopération conçues à la base, « d’égal.e.s à égal.e.s entre activistes » dont le modèle devrait s’imposer, selon Emmanuel Mbolela, « contre la gestion des experts, spécialistes de recettes toutes faites qui ne correspondent pas aux réalités du terrain.»

[1]  L’Union pour la démocratie et le progrès social » (UDPS), un parti d’opposition à la dictature de Mobutu, est créé en février 1982, sur la base d’un projet de société fondé sur un État de droit réellement démocratique. Son activité se poursuit sous le « règne » de Laurent Désiré Kabila. Emmanuel Mbolela devient en 1991, à 18 ans, secrétaire rapporteur adjoint de l’organisation de jeunesse du UDPS et entre dans la clandestinité.

[2] Mobutu prend le pouvoir le 24 novembre 1965 suite à un coup d’État militaire et impose en tant que président autoproclamé une autocratie absolue qui dure jusqu’en mai 1997.

[3] Le dictateur Laurent Désiré Kabila, parvenu au pouvoir en 1997 est assassiné en janvier 2001. Il est aussitôt remplacé au pouvoir par son fils Joseph Kabila.

[4] Le premier « Dialogue inter-congolais » s’ouvre à Sun City au début de l’année 2002 et débouche trois mois plus tard  sur un accord de « paix séparée » (soutenue par l’UE ) qui ne fait que renforcer le pouvoir de Kabila.

 

                                          ODETTE

ON SE SOUVIENT

 VOLINE
Notre ennemi principal, l'Etat

     Selon la définition de Voline  parue dans l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure « l’Etat étant un instrument d’exploitation, il ne peut en aucun cas, sous aucune condition, devenir un instrument de  libération. Il faut lutter contre l’Etat en même temps que contre le capitalisme, ce sont deux têtes du même monstre qui doivent être abattues toutes les deux simultanément.» L’originalité de l'analyse de Voline telle qu’elle transparaît de son ouvrage  «La Révolution russe. Histoire critique et vécue » est d’inscrire sur la longue période cette révolution qui va aboutir en 1917 : une longue séquence de luttes révolutionnaires qui commence avec les Décembristes en 1825 (lesquels dénoncent le servage, cet esclavage de cent millions d’hommes fondement économique de l’Etat), qui se poursuit avec l’abolition du servage en 1861, puis avec l’assassinat du tsar Alexandre II par les Narodnikis de « Volonté du Peuple »; suivi dans les années postérieures de la naissance d’un prolétariat industriel qui va rapidement compter trois millions d’ouvriers, naissance se combinant avec la diffusion des idées marxistes et la montée d’un « certain mouvement anarchiste ». Ceci va déboucher sur la révolution de 1905 avec la figure saisissante du pope Gapone, agent infiltré de la police secrète Okhrana qui réussit à obtenir la confiance des ouvriers, mais qui, pris dans le tourbillon révolutionnaire, se retrouve le dimanche 9 janvier 1905 à la tête de la manifestation organisée pour remettre au Tsar une pétition dans laquelle on lui demande « très loyalement ni plus ni moins que d’autoriser, même d’accepter, une  révolution fondamentale qui, en fin de compte, supprime son pouvoir. C’était carrément une invitation au suicide. »  Le massacre qui a lieu en représailles ce « dimanche sanglant » dessille définitivement les yeux du peuple sur la légende du Tsar nimbé d’une autorité divine.  Il a pour conséquence la généralisation de la grève qui est déclenchée dès le lendemain. Voline est alors approché par les ouvriers pour présider le soviet, alias « Conseil des Délégués Ouvriers », ce qu'il refuse, car outre qu’il n’est pas ouvrier, il estime que « [les ouvriers] doivent eux-mêmes mener leurs affaires, se borner à être aidés ou conseillés du dehors de leurs organismes par leurs amis intellectuels sans en faire des maîtres ».

Lorsque Voline évoque ensuite Février 1917 c'est pour insister sur « l'action spontanée des masses qui couronne logiquement une longue période d'expériences vécues et de préparation morale.  Cette action ne fut guidée ni organisée par aucun parti politique », et de rappeler que ce n'est qu'après la révolution de février que les leaders des partis politiques de gauche, Lénine et Trotski en tête, qui vivaient alors proscrits à l'étranger, regagnèrent le pays. Il dénonce la duplicité des Bolcheviks qui sauront gagner la sympathie des masses en lançant des mots d’ordre empruntés aux anarchistes : « Vive la révolution sociale ! A bas la guerre ! Vive la paix immédiate ! » Et surtout : « la terre aux paysans ! Les usines aux ouvriers ! » Mais alors que pour les anarchistes « la révolution sociale signifiait la mort de l’Etat en même temps que celle du capitalisme », pour les Bolcheviks, une fois au pouvoir à la suite du coup d’Etat d’octobre,  non seulement l’Etat doit être maintenu,  mais c’est lui qui devient le propriétaire des collectivisations. « Nous sommes en présence d’un capitalisme d’Etat intégral ; tout travailleur, quel qu’il soit, est en fin de compte un salarié de l’Etat. » Il s’agit en définitive d’un système d’ « esclavage complet, absolu du peuple laborieux ». Pas étonnant dans ces conditions que « les Bolcheviks s’entendent aujourd’hui à merveille avec la bourgeoisie de tous les pays, car en réalité le bolchevisme n’est qu’une variété du capitalisme ». Mais Voline ne jette pas pour autant le bébé avec l’eau du bain. « Cette révolution est tout de même un fait formidable, écrit-il. Nous n’attaquons pas la révolution russe. Tout au contraire nous attaquons ceux qui, momentanément nous l’espérons, l'ont arrêtée, déformée, castrée». Un momentanément  qui durera tout de même jusqu'en 1991 !  

On  peut  donc  en  déduire  que  tant   que l’Etat restera debout, la révolution restera en suspens…

                                     JEAN-JACQUES

 

Voline, La Révolution russe : Histoire critique et vécue, préface de Charles Jacquier aux Editions Libertalia

 

 

 

ON A LU 

 

La liberté dans un monde fragile

de José Ardillo

     Le sous-titre du livre : Écologie et pensée libertaire, nous indique d’emblée de quel bagage théorique se nourrit l’analyse de l’auteur. José Ardillo se réfère dans son ouvrage à des auteurs tels que Thoreau et Ellul, ou encore Landauer et Prudhommeaux, auteurs qui, bien longtemps avant notre actualité, ont vu que l’humanité n’avait pas grand-chose à attendre d’un éternel progrès technique, d’un accroissement de la production de marchandises et de l’État centralisé nécessaire à tout ça. Certains anarchistes, tout comme la quasi-totalité des révolutionnaires jusqu’à une date récente, ont pu croire que le progrès scientifique se rangerait tôt ou tard aux cotés de l’émancipation, mais après un bon siècle et demi d’illusions force est de constater, et on s’en rend compte particulièrement aujourd’hui, que la destruction de la nature et l’aliénation de l’humain avancent de pair avec le progrès.

On ne peut donc pas parler d’un progrès technique unilatéralement positif, puisque ce dernier s’accompagne bien souvent d’une régression de l’humain. Citant George Orwell, qui avait lui aussi déjà posé le problème en ces termes, José Ardillo pense que tout élan de renouvellement émancipateur doit aller à l’opposé de « l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée » Dans cette perspective, il se livre à une critique radicale du capitalisme et du type d’humanité induit par celui-ci. Il nous rappelle que la technique pénètre toutes les sphères de la vie et de la société. Elle finit par modifier la nature de toutes les activités interhumaines jusqu’à identifier la société avec l’organisation technique. Il nous explique pourquoi il faut refuser l’idée qu’une régénération sociale puisse naître des destructions opérées par le capitalisme. On est loin ici du sempiternel discours sur les "conditions objectives de la révolution" asséné par les marxistes qui voient l’évolution du capitalisme comme la voie obligée vers le socialisme*. José Ardillo s’inscrit plutôt dans un courant libertaire qui se méfie des lois de l’histoire, de l’idée même de progrès, et qui veut appuyer la révolution sociale sur des expériences constructives permettant d’alimenter ici et maintenant le nouvel esprit de transformation. Se peut-il qu’enserré dans le corset de la production, de la gestion et de la consommation les humains trouvent une voie pour l’émancipation ? On peut et doit en douter. Beaucoup de gens de gauche aperçoivent cette voie dans le développement de l’État aux dépens du secteur privé (tant qu’ils ne sont pas au pouvoir). José Ardillo, lui, pense que l’État est « l’impasse d’une vie assistée dans toutes ses dimensions. » Le problème n’est pas tant d’introduire dans les mécanismes de la concurrence capitaliste une part de gestion "rationnelle" assumée par une caste de gestionnaires, aussi compétents soient-ils. Ce qui empêche l’émancipation ce n’est pas seulement la libre concurrence (quand bien même elle ne serait pas faussée) c’est aussi   la     méga     machine     qui     broie     les 

individus et les peuples par souci de rentabilité. Les deux sont d'ailleurs présentés aujourd'hui par les gens au pouvoir comme allant de pair. José Ardillo reprend ici les mots d’Aldous Huxley qui estimait que les "contestataires" qui veulent croire qu’en renforçant l’État on parviendrait à libérer l’Humanité des absurdités et du désordre liés à l’organisation capitaliste ne voient pas qu’en fait ils vont eux-mêmes, comme les capitalistes mais par des moyens différents, tout droit vers l’abîme.

On ne s’étonnera pas que le livre se garde de conclure. Le "pas de côté" conceptuel que José Ardillo propose suffira-t-il à nous faire entreprendre en pratique les actes collectifs nécessaires pour nous en sortir ? Dans son Autopsie de la révolution, Elull n’était pas optimiste. Notre auteur semble partager son pessimisme. « Il est indispensable de rompre avec la majeure partie du passé révolutionnaire dont nous héritons, nous dit-il. Le mythe du progrès a tué l’esprit révolutionnaire et la possibilité d’une prise de conscience de la nécessité révolutionnaire actuelle. » On ne peut être plus clair. Pour accéder à la révolution nécessaire, il faut donc « avant tout se rebeller et s’opposer, nier la société dans son ensemble. » Autant dire aller au-delà de la vitesse de la lumière. La conscience immédiate que "quelque chose ne va pas" dans notre monde capitaliste globalisé n’est déjà pas acquise pour tous. Alors une conscience abstraite consistant à aller à la racine du problème, qui demande un effort énorme ne pouvant s’accomplir que très lentement, l’est encore moins. La révolution nécessaire « n’a aucune chance pour elle », dit Ellul. Constat désolant, certes, mais probablement assez réaliste. Quant à nous, on pourrait conclure en disant que, comme le mouvement se prouve en marchant, on ne prouvera que la "révolution nécessaire" est possible qu’en la faisant.

* Il s’agit là de critiquer le "sens de l’histoire" qui dicte la voie d’accès au socialisme par l’évolution du stade antérieur capitaliste. Il s’agit certes de la vulgate marxiste, mais c’est cette façon prétendument dialectique, mais surtout toxique, de comprendre l’histoire qui prévaut chez les marxistes. Par exemple, pour Lénine la grande industrie et le taylorisme sont un modèle pour le socialisme. Alors que le Mir, village russe autogéré, est une archaïsme à éliminer, ce qu’il a commencé à faire et que Staline a achevé.

[1] E. E.Schattschneider, The Semi-Sovereign People, New York, 1960.

                                                 GUY  MICHEL

José Ardillo, La liberté dans un monde fragile, Editions L'Echappée

CE  QUE  VOUS  AVEZ  (peut-être) RATÉ  AU  CAD

"Enquête ouvrière et cartographie sociale" :

   CLASSE est un collectif qui s’est créé à Toulouse en décembre 2016. CLASSE cela veut dire Collectif de Liaison pour l'Autodéfense et la Solidarité de Classe. L'objectif de ses fondateurs est de continuer les initiatives qui avaient été engagées un peu partout en France au début de la même année 2016 pour empêcher l'entrée en vigueur – sans vote de l’Assemblée, vive la démocratie ! – de la réforme des droits des salariés portée par madame El Khomri. Contre ce "grand pressoir à prolétaire" qu’est le pouvoir patronal-étatique, un plan à deux dimensions a été échafaudé. D’abord dresser une sorte de "cartographie sociale" de la ville de Toulouse (pour commencer) afin de tisser un réseau solidaire pour parer aux coups, et ensuite coordonner les actions pour développer une force offensive collective. C'est ce travail de fourmi que trois militants du groupe sont venus nous présenter. «  On aurait tort de penser que ce qui est en jeu c'est uniquement notre vie au travail. Le droit au chômage, le revenu minimum, les allocations familiales, la couverture maladie,  les retraites sont aussi menacées  par les réformes qui s'annoncent. Ensuite, les patrons s'attaqueront, avec la bénédiction du gouvernement, aux fiches de paie. » Il y avait du monde au CAD pour les écouter. CLASSE est un collectif qui croit à ses ambitions et essaie de se donner les moyens de les atteindre. Si vous voulez en savoir plus sur eux, vous pouvez les rencontrer en cliquant ici.

 

"Brassens anarchiste et enfant d'Italiens" 

  Isabelle Felici est professeur en études italiennes à l'Université Paul-Valéry de Montpellier. Son sujet à elle c’est les aspects culturels de l'émigration italienne, avec une prédilection pour l'histoire de l'anarchisme italien en exil. En poste à quelques encablures de Sète, elle ne pouvait pas rater Georges Brassens. La présentation de son ouvrage Sur Brassens et autres "enfants" d'Italiens, publié aux Presses Universitaires de la Méditerranée, a été pour nous l'occasion d'une délicieuse promenade (et oui, il est bon aussi de temps en temps de se détendre) dans l'univers poétique et musical de l'homme à la pipe (mais pas à la langue) de bois. Brassens, au bout du compte, se fichait pas mal d'être "Italien", il n'avait cure des étiquettes, mais Isabelle nous a fait passer une excellente et très riche soirée. 

"Les anarchistes à l'ère de la globalisation"

   Ronald Creagh est infatigable. En même temps qu'il poursuit ses travaux de recherche sur l'Utopie d'un côté, sur la correspondance amoureuse  d'Elisée Reclus de l'autre, qu'il sillonne la France de conférence en conférence, il réfléchit aussi au "nouvel âge" que nous sommes en train de vivre. Qu'est-ce qui a changé dans le monde ? Quelles perspectives pour la pensée anarchiste dans cette nouvelle ère globalisée où le pouvoir des nations occidentales a été remplacée par l'hégémonie du marché ? Ronald a introduit sa présentation avec sa prévenance habituelle : « Une conférence c'est la même gageure qu'une mini-jupe, nous a-t-il dit, elle doit être suffisamment longue pour couvrir le sujet et assez courte pour retenir l'attention ». Les féministes ont sifflé, mais la pertinence de son intervention lui a vite fait regagner l'adhésion de tout le monde. Ronald nous a fait un tour panoramique de la situation actuelle de la planète. C'était passionnant. La seule chose qu'on peut regretter c'est que, certainement à cause d'une date qui n'était pas très bien choisie, nous n'étions pas très nombreux ce soir-là. Les absents, encore une fois, ont eu tort.

"Trimards, pègre et mauvais garçons de Mai 68"

   On n’a pas tous les jours la chance de rencontrer une historienne de talent qui nous fait entrer généreusement dans l’atelier de ses recherches. C’est ce beau moment de partage que nous a offert Claire Auzias en venant présenter au CAD son livre Trimards, Pègre et mauvais garçons de Mai 68. Ceux qui écouteront l’enregistrement de sa conférence ( téléchargeable à partir du site du CAD à la rubrique archives et conférences) pourront apprécier comment sa rigueur, sa sensibilité et son humour sont ici mis au service d’une histoire vue d’en bas capable d’éclairer le rôle historique d’acteurs que les récits hégémoniques de mai 68 avaient placés hors-champ : ces « trimards » de Lyon dont les mots et les actes ne correspondent ni aux cultures politiques communément admises, ni à la geste héroïque ou consensuelle reconstruite après-coup. Pendant plus d’heure, Claire Auzias nous a raconté - archives et témoignages à l’appui – comment ces voyous inclassables, qui furent pourtant les alliés des rebelles de mai, ont été exclus du « grand récit » historien ou militant à l’égal des loulous de Grenoble, des zonards des Nantes, des « katangais » de Paris ou du « Mouvement révolutionnaire octobre à Bordeaux ». Et elle nous a dit pourquoi elle s’est attachée à les remettre dans l’histoire au terme d’une autre écriture de mai, affranchie des icônes et des clichés : avec quelles sources absolument inédites. Et ce faisant, elle nous a expliqué comment l’usage de certaines catégories a rendu invisibles certains acteurs : par exemple la notion de « lumpen prolétariat » qui fit longtemps débat entre marxistes et anarchistes. Simplement et magistralement, elle nous a montré comment les mots qui disent l’histoire de mai 68 s’imposent et se contestent au prix d’une lutte d’images et de mots. Claire Auzias est une conteuse merveilleuse, elle a fait revivre de façon savoureuse et sensible des visages singuliers, des situations concrètes. Et dans cette transmission d’histoire sociale, elle nous a donné à réfléchir sur les limites du politique et sur la légitimité de la violence révolutionnaire. Une belle leçon d’histoire délivrée dans un lieu on ne peut mieux choisi (le CAD conserve les archives de Diego Camacho, dont les engagements ont souvent débordé les répertoires d’action traditionnels). Une évocation opportune au moment où, à Montpellier, les étudiants occupent l’université pour protester contre la loi ORE. Et taguent comme à Lyon, Nanterre Paris ou Grenoble des messages de résistances au système capitaliste et à sa logique violente d’exclusion sociale.

Ecouter Claire Auzias en cliquant ici

   Enfin, à l'heure où nous terminons la mise en forme de ce numéro 3 du Grain du CAD se tient sur place, au 6, rue Henri René, l'exposition de gravures sur le thème de l'histoire du blues :          "Little Boy Blue" de Julien Mortimer

 

L'exposition est encore visible jusqu'au 5 mai. N'hésitez pas à vous déplacer, ça vaut vraiment le coup ! Pour ceux qui l'auront ratée, nous en reparlerons dans notre prochain numéro. Allez, on laisse le mot de la fin à l'Anarco...

LE FENESTROU DE L'ANARCO

Daniel Villanova

La science éveille l'esprit

  J’ai lu dans une revue scientifique (et oui, il m'arrive absurdement de lire de telles revues) que d’après un groupe de chercheurs de l’Université du Michigan la mouche n’utilisait que deux neurones pour marcher à reculons. 

Ma vision des choses s’en est trouvée instantanément assombrie. 

Dire qu’en France il nous faut 577 députés pour obtenir le même résultat ! 

                                Ne serions-nous rien d'autre que des mouches attardées ?

www.daniel-villanova.com

Et en attendant le prochain numéro,  rappelez-vous que la bibliothèque du CAD est pleine de livres, d'archives, de films...et vous accueillera avec plaisir tous les samedis après-midi.

ascaso-durruti.info/