Le Grain du CAD

Numéro 4- décembre 2018

On ne leur inculquera plus dès leur enfance l'esprit de rivalité, on ne les obligera plus à utiliser leur cerveau plus qu'il n'est normal avec pour conséquence ultérieure l'apathie et la mauvaise santé
Bertrand Russel, "Le Monde qui pourrait être"

Pourquoi l'éducation ?

    Dans son dernier rapport annuel sur l’éducation paru au mois de septembre l’OCDE nous fait part de ses constatations sur les facteurs qui influencent le plus la scolarisation et l’apprentissage. Les enfants issus de milieux défavorisés sont statistiquement moins susceptibles de réussir de bonnes études et de bien s’insérer dans la société que ceux dont les parents ont eux-mêmes suivi des études supérieures. L’OCDE est un organisme international (né du plan Marshall pour la petite histoire) qui a pour vocation d’analyser au sein de chacun de ses états membre les conditions de la mise en place des politiques qui, de son point de vue, permettent d’apporter le plus de bonheur et de prospérité, en l’occurrence celles qui procèdent de l’idéologie libérale. Youpi ! Comme tous les "ismes" depuis que le monde est monde, le capitalisme travaille à fabriquer et à incorporer ses petits soldats. L’éducation a toujours été la mère de toutes les batailles. Pendant longtemps, ainsi, la plupart des petits Européens ont appris leur ABCD dans les jupes des curés. Puis, après les grands affrontements du XIXème siècle entre la prêtraille et l’État laïque, c’est la cause républicaine (en France d’abord et ensuite presque partout ailleurs) qui s’est emparée du manche. Sur les bancs de la communale, les gens de ma génération avons étés élevés aux exploits de "Jeanne d’Arc" et de "Bara le petit tambour", légendes à bon marché fabriquées en série par nos bons pères de la République afin « d’exciter les jeunes cœurs à l’amour de la patrie et à l’héroïsme guerrier », des fois que l’Allemagne voudrait encore rechercher noise à notre beau pays. Dernièrement encore, on a entendu notre ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquet pour ne pas le nommer, parler (pour s’opposer au consumérisme, c’est vrai… ou soi-disant) parler de l’école « qui est là pour former des citoyens » et de « notre génie national ». Mais la véritable actualité d’aujourd’hui, c’est le nombre de plus en plus explosif de petits Arabes qui apprennent leur langue dans les mosquées, d'un côté, et d'un autre les techniciens de l'happycratie  libérale  qui,  enfermés  dans 

leurs propres chaines mentales, travaillent à construire notre prison big-dataïsée collective.  Et l’anarchisme dans tout ça ? C’est parce que c’est aussi un "isme" que nous avons choisi de composer ce 4ème numéro de notre Grain autour du thème de l’éducation. Les anarchistes se sont eux aussi toujours beaucoup préoccupés de la chose pédagogique. S’il leur revient le mérite d’avoir parmi les premiers donné la primauté à l’individu (en tant que fin en soi), ils n’ont peut-être pas toujours su dans leur enthousiasme déceler les pièges qui découlaient de leurs principes. Sur le modèle de l'Émile de Jean-Jacques Rousseau, ils se sont fait les apôtres d’un modèle  d’éducation  particulière : apprendre la vie loin de toute considération publique ou sociale, car « là où il n’y pas plus de patrie, bien sûr, il ne peut pas y avoir de citoyens. » Mais est-il possible d’abstraire un homme de sa culture, de le comprendre hors de son histoire, en-dehors de son époque et de son contexte ? Peut-on imaginer un oignon sans ses pelures ? Le surhomme universel de ce cher Jean-Jacques est sans doute un beau rêve, mais le vrai problème, quoi qu'on puisse en dire, ça sera toujours le présent, le monde tel qu'il est aujourd'hui, avec toutes ses disparités, ses dissemblances, ses oppositions, ses paradoxes, ses discordances, et aussi ses constantes, ses ressemblances, ses similitudes. C'est de cette réalité qu'il faut partir. Alors l'école idéale ça serait quoi ? Quel socle éducatif commun pourrait convenir à tous les enfants de ce monde multiforme qui est le nôtre ?   On pourrait peut-être déjà leur apprendre à réfléchir sur lui, comprendre la réalité qui les a faits et dans laquelle ils vivent. Donner dans nos écoles, quelles qu'elles soient, les outils pour appréhender ce réel à sa juste raison, dans toute son étendue et sa complexité, puis apprendre à le critiquer. Peut-être pourrons-nous alors, non pas transformer la société, mais permettre des individus qui transformeront la société.                             

                                               PATRICK

ON  EST  ALLÉ  (RE)VOIR

 MARCEL  DIAZ   

Il a aussi connu Célestin Freinet
 

      Les fruits de la vieillesse, disait Cicéron, ce sont les souvenirs des expériences que l’on a vécues. Á 98 ans, Marcel Diaz en possède un grenier d’abondance. Nous étions déjà allés lui rendre visite l’année dernière pour qu’il nous raconte son engagement dans la Guerre d’Espagne. Cette fois, c’est sa rencontre avec Célestin Freinet, l’inventeur de l’Ecole moderne, que nous avons souhaité lui faire évoquer. Nous le retrouvons dans son petit rez-de-chaussée du quartier des Métairies à Sète. Un doux soleil de fin d’été éclaire l’après-midi. La fenêtre de sa pièce à vivre est grande ouverte sur le cacochyme jardinet qui borde son immeuble. C’est son aide de vie qui est venue nous ouvrir.

L’année supplémentaire dont il a hérité ne semble pas l’avoir marqué davantage que cela, elle a juste incliné un poil de plus sa petite silhouette. Il a meilleure mine en tout cas que le jardin. Il m’accueille avec gratitude. « Je ne vois personne, tu sais, mon grand. Á part elle qui vient parce qu’on la paie, me dit-il en me désignant dans la cuisine son assistante de vie qui s’est remise avec indifférence à sa vaisselle, je suis tout le temps tout seul… » Une ordonnance traîne au milieu du fatras de son salon. Le médecin que je suis ne peut pas s’empêcher d’y jeter un coup d’œil dessus. Il ne prend pas beaucoup de médicaments. « Tu as l’air quand même en bonne forme… » lui dis-je pour positiver. Il esquisse une moue. « Allez, assieds-toi où tu veux, me dit-il en soupirant. De quoi veux-tu qu’on parle ? »

Marcel est né en 1920 à Marseillan. Ses parents étaient des Espagnols originaires de la province d’Albacete qui avaient d’abord émigré en Algérie. Puis, en 1916, son père avait fait reprendre le bateau à tout son petit monde pour répondre à l’appel de la France qui manquait de main-d’œuvre à cause de la guerre. Tout cela est raconté dans le récit de sa vie (disponible au CAD) qu’il a intitulé Itinéraire d'un adolescent. Á Marseillan, la famille, qui comptait déjà quatre enfants, s’agrandit encore de deux rejetons de plus, dont notre Marcel. La bougeotte devait être inscrite dans les gènes chez les Diaz. Une fois qu’ils eurent fait leur trou à Marseillan, en travaillant en force pour la Compagnie des Salins du Midi, le frère aîné réussit à convaincre le clan familial de tout lâcher à nouveau pour « essayer de faire quelque chose de mieux ailleurs », en l’occurrence ouvrir un magasin de primeurs à Vence dans les Alpes Maritimes. C’est là que Marcel allait connaître Célestin Freinet.

  « De l’école Freinet. » lui dis-je. 

J’obtins un cri du cœur. 

  « Ouf ! L'école, tu sais, ça n’a jamais été mon truc. J’entrais par une porte et sortais par l’autre. 

   ̶  Vas-y quand même… »

Est-ce parce qu’en tant que petit dernier il avait toujours été le « chouchou de la famille », ou alors cela relevait-il de l’ADN encore une fois ? Marcel, en tout cas, était « un enfant terrible ». Il ne supportait pas qu’on le contraigne. « Même mes parents n’y arrivaient pas. Alors écouter un maître… » C’était plus fort que lui. « Je ne pouvais pas rester enfermé dans une classe. Je prétextais le besoin d’aller aux cabinets et aussitôt dehors je prenais la poudre d’escampette… » Á Vence, les choses avaient continué de la même façon. Impossible de faire quoi que ce soit du petit Marcel. Le frère aîné, celui qui avait poussé au déménagement, trempait dans le milieu anarchiste. Il connaissait personnellement Célestin Freinet, qui enseignait à ce moment-là à l’école communale de Saint-Paul de Vence, à quelques kilomètres de Vence. Il s’en fut le trouver pour lui demander s’il ne pourrait pas « lui caser » son frère. « C’est comme ça que j'ai atterri dans la classe de Freinet… »

Freinet avait à cette époque déjà bien avancé dans ses recherches pédagogiques. Il avait publié des articles dans la revue de L’École Emancipée, il avait visité des écoles libertaires en Allemagne, participé au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle, voyagé en URSS. Á Saint-Paul, avec le soutien de sa femme Elise, institutrice elle aussi et sur laquelle nous reviendrons, il avait poursuivi les expériences innovantes qu’il avait déjà mises en pratique dans son poste précédent à Bar-sur-Loup.

  « … mais moi, le plus souvent, je n’y arrivais même pas dans son école. Il y avait un petit train qui allait de Vence à Saint-Paul. Je m’accrochais au dernier wagon, avec au bras le petit panier-repas que m’avait préparé ma mère, et, quand le train arrivait au niveau du pont à l’entrée de Saint-Paul, je sautais en marche. Je passais la journée au bord de la rivière, à pêcher ou à m’amuser. Le soir, je reprenais le train et rentrais à la maison. Ni vu ni connu. »

Pas tout à fait. Parce qu’au bout de quelques semaines son frère rencontra à nouveau Freinet. Bien sûr, il lui demanda comment cela se passait pour Marcel. « Ton frère ? lui répondit Freinet. On ne le voit pas souvent, tu sais… »

  « Cette fois, j'ai été forcé d’aller en classe. Au bout du compte, je m’y plaisais pas mal dans cette école. L’ambiance décontractée qui y régnait me convenait. Freinet nous demandait tous les jours d’écrire une rédaction. Non seulement on avait le droit d’écrire sur le sujet qu’on voulait, mais on pouvait en plus sortir de l’école pour aller chercher notre inspiration où bon nous semblait… »

C’était la fameuse "Expression libre" que Freinet avait mise au point en s’inspirant du livre L’École active de son ami Adolphe Ferrière. Les textes étaient ensuite lus en commun et celui qui était élu par la classe comme étant le meilleur était publié dans la revue inter-scolaire (La Gerbe) dont Freinet était aussi l’instigateur.

  « Un jour, j’ai écrit un texte qui commençait par : J’ai fait un rêve… C’est ce texte qui allait déclencher l’affaire de Vence.

   ̶  L’affaire de Vence ? lui demandai-je (je ne m’étais jusque-là penché que très superficiellement sur le parcours de Freinet).

   ̶  Tu n’as jamais entendu parler de "l’Affaire de Vence" ? » me vis-je rétorquer avec un air de déconsidération. 

Je levais penaudement les sourcils.

  « Houlala... dans ce cas il faut tout recommencer depuis le début...»

J’en fus pour retourner à Marseillan. J’eu droit à la répétition de toute l’histoire familiale. Au bout d’un demi-heure, enfin, nous arrivâmes à nouveau à Saint-Paul de Vence. Mon conteur s’apprêtait à enchaîner, quand son auxiliaire de vie vint nous interrompre. Elle avait terminé. S’il n’y avait besoin de rien d’autre, elle s’en allait. Marcel la libéra d’un geste de la main. « Tu vois... pas un sourire, rien… »  Il n’en dit pas plus long, mais son amertume devait être profonde, parce que sa mémoire, qui n’avait jamais failli jusqu’ici, marqua pour la première fois un coup d’arrêt. « Où j’en étais déjà ?

   ̶  Á l’affaire de Vence.

   ̶  Ah oui… »

Pour des raisons qui sont faciles à imaginer, Freinet était en butte à de nombreux antagonismes. Il était en conflit avec son administration, mais aussi avec la municipalité de Saint-Paul de Vence, à laquelle il reprochait notamment la vétusté des locaux où il était obligé d’enseigner. Son irritation s'était certainement transmise  à ses  élèves. Le rêve de   Marcel  était  le suivant : « Comme le maire refusait d’entretenir l’école comme c’était son devoir de le faire, une délégation d'enfants était allée le trouver ». Devant l’obstination de l’édile à ne rien vouloir entendre, les choses, dans l'imagination du petit Marcel, s’étaient envenimées. Une bagarre avait éclaté. Marcel s’était emparé d’un « canif à pointer les crayons » et, dans son emportement justicier, il avait tué le maire. « Bon, m’a dit Freinet, c’est bien, tu as fait une bonne rédaction. On a voté et c’est moi qui ai été choisi pour être publié dans la Gerbe… »

Vous parlez d’un succès. Quelques jours plus tard, la rédaction de Marcel était placardée sur tous les murs de la ville. C’était un scandale ! La classe de Freinet était une usine à bolchéviques ! Freinet faisait l’apologie du meurtre ! « Tout ce que Saint-Paul comptait de bourgeois bien-pensants et de cléricaille descendit dans la rue. Ils criaient : Dehors Freinet ! Expulsion ! » Les contempteurs de Freinet arrivèrent devant la grille de l’école. Craignant pour les enfants, Freinet l’avait verrouillée à clé. « Comme ils commençaient à la secouer, il sortit un vieux pistolet de la guerre de 14 – Freinet avait participé au premier conflit mondial d'où il était revenu marqué à vie, aussi bien physiquement que moralement – et s’en fut au-devant eux… » Freinet n’y alla pas par quatre chemins. « J’ai la charge de cette école, leur déclara-t-il en les braquant  avec son pistolet, c’est moi qui suis le responsable de ces élèves. Le premier qui passe cette grille, je le descends… ». Selon Marcel, l’arme ne fonctionnait pas. Elle fit néanmoins son effet. « Ils ont continué à crier, à taper encore un moment aux volets – que Freinet avait également pris soin de fermer –, puis ils ont fini par s’en aller… »

Ce sont les suites de cet incident qui allaient provoquer le départ de Freinet de l’École Publique. Les partisans de Freinet, en effet, n'avaient pas tardé à se mobiliser à leur tour. La ville de Vence se transforma en un champ de bataille entre les Rouges et les Blancs. Tandis que le Rectorat ordonnait une enquête, la presse s’empara de l’affaire, laquelle monta jusqu’à l’Assemblée Nationale. Le préfet décida de saisir le Conseil départemental de l’enseignement primaire qui, « dans l’intérêt de l’École laïque », condamna Freinet à une mutation d’office. Freinet, dans un premier temps, fit appel de cette décision. Mais devant la montée de la violence autour de lui – qui devait sans doute le renvoyer à ses mauvais souvenirs – il se résolut finalement à accepter un congé de longue durée. Un an et demi plus tard, Freinet démissionnait de l’Éducation Nationale et créait sa propre école.

  « Pendant longtemps, je me suis senti coupable. Je me disais que tous les malheurs qui étaient arrivés à Freinet étaient de ma faute. Jusqu’au jour où un ami instituteur, adepte de la méthode Freinet, m’a réconforté : tu n’as pas à te sentir fautif, m’a-t-il dit, au contraire, c'est toi qui a donné l'étincelle. C'est le hasard des destinées. Sans toi, Freinet ne serait peut-être jamais passé à l'Histoire… »

Histoire qui devait encore une dernière fois rapprocher les trajectoires de nos deux protagonistes. Un an après l’affaire de Vence, la famille de Marcel s'en retourna en Espagne, et un an plus tard encore éclatait la guerre civile. Marcel s’engagera dans les milices anarchistes, tandis Freinet, après la défaite de la République, ouvrira les portes de son école moderne aux petits réfugiés espagnols. Hasard des destinées, comme veut le croire Marcel, ou alors pas tout à fait ?   

                                                      

L'affiche du film de Jean-Paul Le Chanois inspiré de "l'affaire de Vence". L'absence du nom de Freinet au générique donnera lieu à une longue bataille juridique. 

 

                                                 PATRICK

 

 La suite avec Élise...

 

J'AI  FAIT  UN  RÊVE

LE  TÉMOIGNAGE  D'ÉLISE

  Á propos de la fameuse affaire de Saint-Paul de Vence, qui fit couler tant d'encre en son temps, quelques éléments tirés de Naissance d'une pédagogie populaire[1] d’Élise Freinet. Élise et Célestin Freinet enseignèrent à l'école communale de ce village provençal de 1929 à 1933. Le témoignage d’Élise coïncide avec celui de Marcel Diaz concernant le mécontentement que soulevait la négligence du maire quant à l'entretien des locaux scolaires (la description des toilettes fait frémir!). Élise explique par ailleurs que Célestin Freinet comptait quelques ennemis au village, parmi lesquels l'antiquaire. C'est semble-t-il ce dernier qui détourna littéralement le texte de Marcel pour salir la réputation de Freinet, afin qu'il quitte Saint-Paul, voire sa fonction d'instituteur. Voici ce que nous dit Élise :

« Dans la nuit de 1er au 2 décembre, vers une heure du matin, une voix discrète appelle de la cour :[…]

  - Regardez, Monsieur Freinet, voilà des affiches que deux jeunes gens venus en auto ont posées dans Saint-Paul. Nous les avons suivis et avons tout arraché […]

Grand fut notre étonnement en voyant ces deux grandes affiches colombier, l'une rouge et l'autre verte, qui nous font présager d'un coup la vaste campagne qui se trame contre Freinet. […]

L'affiche rouge reproduisait un texte d'enfant qui avait été imprimé il y avait presque un an, en 1932 ; la seconde était un appel à la révolte des parents ; l'une et l'autre placées sous le signe de la diffamation la plus outrancière.

Voici le texte écrit en gros caractères sur l'affiche rouge : J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le Maire de Saint-Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites […] Je m'élance, les autres ont peur. Monsieur le Maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je prends mon couteau et je le tue [...] Monsieur Freinet a été Maire [...] Je suis allé à l'hôpital. A ma sortie on m'a donné mille francs. 

C'était là la rédaction d'un petit Espagnol qui venait chaque jour de Vence, enfant instable, anormal sous bien des aspects, et qui toujours dans ses écrits parlait de batailles, de meurtres, de faits sanglants... »

Sous quels aspects Marcel paraît-il « anormal » à Élise ? Elle ne le précise pas. Peut-être qu'une graine d'anarchiste peut facilement paraître anormale... Quoi qu'il en soit, la presse s'empare par la suite de l'affaire qui prend alors une ampleur nationale. Freinet est la cible de nombreuses critiques, mais il a aussi de beaucoup de soutiens. Au village, pendant ce temps, les ennemis de Freinet n'hésitent pas à avoir recourt à des procédés quelque peu mafieux pour que les enfants soient retirés de l'école. Ils obtiennent qu'une douzaine d'entre-eux ne s'y rendent plus durant près de quatre mois. De nombreux parents expriment clairement leur sympathie envers Freinet, qui fait par ailleurs l'objet de plusieurs inspections. De l'autre bord, une grande manifestation visant à empêcher la rentrée après les vacances de Pâques est organisée. Les époux Freinet en sont prévenus la veille. 

« La nuit, raconte Élise, un père d'élève, celui qui tant de fois a parié contre l'antiquaire [que Freinet ne tiendrait pas à son poste], vint nous trouver :

  - Monsieur Freinet, avez-vous un revolver ?

  - Non.

  - Dans ce cas voilà le mien. Il est chargé.

  - Mais non, lui dit Freinet. Je n'aurais pas à m'en servir. Vous le savez, il faut coûte que coûte éviter la bagarre.

  - Prenez-le sur vous c'est le conseil que je vous donne. »

Les parents ont promis d'accompagner leurs enfants à l'école et d'en défendre l'entrée s'il le fallait... et il le fallut ! Car le ton monte devant les grilles de l'école où se font face les parents soutenant Freinet et la foule rassemblée là pour ne pas qu'ait lieu la rentrée. « Le Maire et les gendarmes sont présents.  La foule  est  excédée.  Quelqu'un crie : Enfoncez les fenêtres ! Des

[1]Naissance d'une pédagogie populaire, Élise Freinet, PCM/petite collection maspero, 1968.

mains s'agrippent aux volets, les secouent violemment, font tomber la targette. Un carreau vole en éclats […] Brusquement, Freinet fait irruption dans la cour. D'une voix forte, il crie : J'ai là sous ma garde quatorze enfants ! Je les défendrai coûte que coûte ! Si quelqu'un entre ! Voilà !

Et il braque son revolver sur la foule.

Il retourne dans sa classe juste pour voir les vitres voler en éclats […]

Onze heures. C'est la sortie de la classe. Freinet vient ouvrir le portail sous les huées. Mais malgré les menaces proférées tout au cours de la matinée, pas un geste n'est tenté contre lui. Les parents emmènent leurs enfants. Freinet referme le portail. Les forces de police gardent l'entrée. »

Arrive l'inspecteur d'Académie, qui tente de trouver une solution pour éviter que le sang ne coule.

« Nous discutons au milieu des hurlements de la foule excitée, continue Élise [nombre d'entre eux reviennent d'une virée à la cave du curé]. Ces gens sont maintenant transformés en brutes, et ils sont armés. En face d'eux, nos partisans qui veillent sur le portail ont les mains vides. Nous venons sur le balcon pour les voir, nous inspirer de leur attitude : ils nous apparaissent tout à coup si purs, si magnifiques dans leur résistance, que nous ne savons choisir. Capituler, c'est les décevoir. Lutter, c'est peut-être les exposer à la mort [...] Ce n'est que très tardivement que Freinet dicte sa décision. Voilà ses trois points :

  1-Monsieur l'inspecteur d'Académie donnera l'assurance formelle que l'imprimerie à l'école ne souffrira en rien de ce geste d'apaisement.

  2- Freinet propose (il le formule oralement) de prendre trois mois de congés.

        3-Il ne s'engagera à faire une demande de changement « par écrit » que lorsque M. le ministre aura donné tout apaisement concernant l'imprimerie à l'école. 

L'inspecteur d'Académie prend les plus formels engagements. Mais ses promesses ne valent rien, il renie tout. Pour un temps, l'affaire de Saint-Paul semble alors vouloir  rebondir. Les partisans de Freinet, déçus par la défaillance de l'inspecteur d'Académie, l'avisent qu'ils commencent une semaine de grève à leur tour. Sur vingt-huit enfants inscrits, treize seulement fréquentent l'école [...] Un comité d'action nationale en faveur de Freinet est créé.»

La vague de sympathie que recueille Freinet provoque une certaine « agitation nationale », qui ne semble pas du goût de la hiérarchie académique. En juin 33, Freinet est déplacé par ordre préfectoral. Oui, mais où ? Où le nommer ? Ce révolutionnaire de la pédagogie dérange aussi parce qu'il refuse de se taire, et qu'il pointe du doigt les fautes contre la loi des autorités administratives. Á Bar-sur-Loup, cependant, le village qui a vu ses premières expériences dans le domaine de l'enseignement, le Conseil municipal prend une délibération spéciale pour le réclamer. Après réflexion, au bout du compte, Freinet refusera, car « ce serait accepter la rétrogradation pour incapacité de service ». Finalement, l'affaire de Saint-Paul de Vence débouchera sur l'idée de concevoir au village l'école expérimentale de la CEL (Coopérative de l'Enseignement Laïque).

Voilà pour les grandes lignes de cette affaire de Vence vue par Élise Freinet. Pour ceux qui souhaitent connaître plus de détails (les rebondissements furent très nombreux!) il faut bien-sûr lire directement son témoignage. Il est en tous cas très intéressant de voir à quel point Freinet avait raison de donner aux enfants les moyens de publier leurs textes. Non seulement cela leur permettait d'exprimer leur moi profond mais les vérités qui sortaient de leurs bouches, ou de leurs plumes plutôt, étaient souvent subversives, elles pointaient souvent du doigts les dysfonctionnements et les mensonges de leur environnement. Quand Marcel a eu la possibilité de voir imprimer son rêve, ainsi, parce que son texte avait été élu le meilleur par ses camarades, il n'imaginait certainement pas qu'il serait jugé par autant d'adultes bien-pensants mais mal-intentionnés comme le pire, et qu'il serait pour cette même raison placardé sur la place publique !

  

                                                     SONIA

PRÉFACE 

HE ZHEN ou la revanche des femmes

    Originaire de la province côtière du Jiangsu, limitrophe de Shanghaï, He Ban, née en 1884 et décédée  en 1920 à l’âge de 36 ans, va adopter le surnom de Zhen  (coup de tonnerre) comme nom de plume, et accoler ensuite à son nom patronymique de He le nom de jeune fille de sa mère : Yin, pour s’appeler He Yin-Zhen, signe de sa volonté de s’émanciper du système patriarcal fondement de l’asservissement des femmes.

Ce  signe  est  révélateur , car  si  nous  redécouvrons seulement un siècle après la pensée de cette grande figure de l’anarcho-féminisme, c’est que, co-fondatrice avec son mari, Liu Shipei, du périodique Tianyi  (Justice Naturelle) la plupart de ses articles ont initialement été attribués à ce dernier. He Yin-Zhen a épousé Liu Shipei, un philologue issu d’une famille d’érudits, en 1904. Celui-ci était alors membre de la société patriotique Guang Fuhui (La Société de la Restauration  – à savoir la restauration des Hans, Chinois d’origine passés sous le joug mandchou au milieu du XVII° siècle). Il va y rencontrer l'éducateur Cai Yuanpei, déjà frotté aux idées anarchistes, et en 1907 le couple décide de se rendre au Japon où ils entrent en contact avec les anarchistes japonais, notamment avec l’emblématique Kotoku Shüsui, le grand pourfendeur de l'empereur Meiji. C’est là qu’ils créent la Société pour la Restauration des Droits des Femmes.  Ils vont constituer, avec Zhang Ji notamment, le Groupe de Tokyo qui, en alliance avec le Groupe de Paris autour de la revue Le Nouveau Siècle - sous-titrée Los Tempoj Novaj en espéranto -  sera l’un des deux principaux pôles de l’anarchisme chinois de l’époque. C’est parce que j’ai mentionné ces deux groupes dans mon ouvrage «Aux sources de la révolution chinoise : les anarchistes », paru en 1986 chez ACLen, que j’ai été contacté (30 ans plus tard) par la jeune maison d’édition toulousaine L’Asymétrie qui m'a demandé de leur proposer un traducteur  - en l’occurrence une traductrice - et de rédiger une préface. 

Mais revenons à He-Yin Zhen. Elle dénonce avec force dans ses textes la tradition confucéenne pour qui la femme n’est qu’un « instrument pour fabriquer et nourrir la semence humaine », les hommes considérant leurs femmes comme leur propriété privée. « Les règles qui instituent le droit de propriété, écrit-elle, sont établies selon des distinctions de classe entre les hommes, et entre les hommes uniquement. Pour corriger ces inégalités, nous devons absolument abolir les règles élaborées par les hommes, afin d’introduire l’égalité entre les êtres humains, ce qui signifie que le monde doit appartenir de manière égale aux hommes et aux femmes. Cette égalité ne peut s’accomplir sans la libération des femmes. » Et pointant aussitôt du doigt la pseudo-bienveillance des hommes qui souhaitent, ou disent souhaiter, la libération de la femme:  « Lorsque les hommes avancent que les femmes doivent se libérer, ils se demandent comment ils pourront en tirer profit. Les hommes ont encouragé la libération des femmes avec le désir secret de se servir de leur travail afin d’échapper à certaines de leurs responsabilités et d’en profiter. » Pour He Zhen, « la cause des droits des femmes doit être engagée par les propres efforts des femmes ».  Mais elle dénonce également la lutte des femmes qui

serait cantonnée à la seule obtention du droit de vote, « les suffragettes». Elle doute que « la lutte pour le suffrage des femmes puisse apporter une transformation radicale de la société.» Mieux, elle stigmatise cette lutte partielle qui ne va en réalité profiter qu’à une minorité de femmes de la "haute société", lesquelles, par intérêt de classe, vont « aider les hommes de la haute société, ce qui produit un effet encore plus néfaste ». Elle en déduit que « l’inégalité plonge ses racines dans le système de représentation lui-même ». L’émancipation des femmes par la seule lutte pour l’accession à la citoyenneté n’est donc qu’une rhétorique vide. Elle ne viendra qu’en s’attaquant « aux racines de l’injustice sociale ».

C’est pourquoi il faut commencer par « la révolution économique. A savoir, renverser le système de la propriété privée et le remplacer par le système de la propriété collective, et en même temps abandonner toute forme d’argent ». Avec pour corollaire l’indépendance professionnelle pour les femmes, tout en menant une réflexion sur le travail comme activité humaine de base, mais dans un sens à la fois organique et créatif. Elle développe également une critique globale systématique des bases politiques, économiques, morales et idéologiques de la société patriarcale : seule une révolution sociale qui abattrait à la fois l’État et la propriété privée entraînera une véritable égalité sociale et la fin de toutes les hiérarchies.

C’est ce qui fait la spécificité et la radicalité de sa pensée : ce double combat indispensable. Ainsi, le féminisme ne peut-il  s’épanouir pour elle qu’en lien avec l’anarchisme, seule philosophie politique faisant de l’abolition de l’État la condition nécessaire de toute véritable émancipation. Celle des hommes comme celle des femmes, et ce à l’échelle de l’humanité toute entière. Cent ans après, la pensée de He Yin-Zhen est plus que jamais d’actualité !

                               

                                     JEAN-JACQUES

LA REVANCHE DES FEMMES    

He-Yin-Zhen   

Editions L’Asymétrie 2017  144 p 13 €

Préface Jean-Jacques Gandini     

Postface Marine Simon

 

 

 

ON  A  FAIT

LES  ENFANTS  DES  BOIS

Une expérience d'éducation libre en Cévennes

        Nous étions un petit groupe de parents qui, préoccupés par l’éducation de nos enfants, avons commencé à en débattre entre 2012 et 2013 à Lasalle dans les Cévennes. Après de nombreuses réunions, beaucoup de discussions et quelques divergences, un petit noyau rescapé du groupe originel a décidé de se lancer dans l’aventure d’un projet éducatif enfantin hors les murs. Les cinq adultes qui nous proposâmes au départ pour animer les activités avions une vision ouverte et plutôt éclectique de la pédagogie, mais nous nous rejoignions tous sur la critique de l’école publique officielle, ainsi que sur l’idée d’essayer d’offrir à nos enfants un cadre éducatif différent, avec des espaces de rencontres et de convivialité non soumis aux rythmes imposés par la société dominante. Nous étions inspirés par différents courants pédagogiques, notamment par ceux de Freinet et de Waldorf, aussi par l’éducation libertaire et les “écoles sauvages” des années 70. Finalement, c’est le modèle de “l’école des bois”, largement expérimenté dans des pays tels que l’Allemagne et la Suisse, qui remporta notre adhésion. Nous avons obtenu de nous faire prêter un espace, une sorte de petite clairière bordée d'un ruisseau dans une châtaigneraie de la commune de Sainte Croix de Caderle. Etant donné que nous ne disposions que de moyens modestes, et que les enfants passeraient leurs journées dehors, nous nous sommes dotés d’installations extrêmement simples, semblables à celles qui sont décrites dans le livre de Sarah Wauquiez Les enfants des bois, à savoir une  barrière circulaire en troncs et  branches, le tout protégé par une bâche. Ce serait l’endroit pour faire du feu, s’asseoir, se reposer et lire des contes.

L'idée de faire une “école” a été rapidement écartée, nous nous sommes contentés de présenter l’endroit comme un espace d’accueil ouvert à tous les enfants dès trois ans sans limite d’âge, qui fonctionnerait les mercredis durant toute la journée.

Pour donner un cadre légal à notre projet nous avons créé une association que nous avons appelée Dans les bois.  Nous n'étions alors que quatre adultes, mais notre souhait était que les parents des enfants participants s’impliquent dans les processus de décision au travers d’assemblées périodiques.

Le financement du projet devait se faire grâce aux souscriptions, l’animateur recevant une petite remunération dont le montant serait fonction des apports libres de chaque famille. Nous tenions à ce que la personne référente en charge de l’animation recueille les opinions et les suggestions des autres parents. Nous voulions aussi que l’association soit également un atelier de réflexion pédagogique.

Le projet démarra en septembre 2014 avec quatre enfants. Rapidement, l’effectif oscilla entre sept et huit. Au total, une douzaine de familles s’impliquèrent plus ou moins dans l’aventure au cours de cette première année.

Nous avions élaboré un projet - un protocole - pédagogique où nous expliquions la philosophie qui animait le groupe et l’orientation que nous voulions donner à l’expérience.

Un des points principaux du protocole était que pendant les mercredis Dans les bois on propose aux enfants des activités mais sans qu'ils soient aucunement forcés de les suivre.

Les activités, préparées par l’animatrice, ont un contenu à la fois ludique et formateur, lié à la découverte de la nature et à la connaissance de son environnement.

Durant cette première année certains enfants qui fréquentaient le lieu étaient scolarisés et d’autres pas.

L’animatrice était accompagnée par une personne adulte, le plus souvent un parent participant au projet, mais pas nécessairement.

En plus des activités régulières des mercredis, des fêtes rythmant l'année sont aussi organisées (fêtes des récoltes, fête du solstice, carnaval…). Dans d'autres lieux, des rencontres et des projections-débats ont aussi été initiés par l'association.

La première année Dans les bois s’est achevée par une grande fête-concert qui a donné l'occasion de présenter le projet à d’autres familles.

Durant les années suivantes, le projet a changé de lieu. Nous sommes actuellement sur les terres d'une ferme entre Lasalle et St Hyppolite du Fort, dans un espace boisé (où passe un ruisseau, c'est très important pour les enfants !) prêté par le collectif qui gère la ferme. Nous avons installé une grande tente en coton et une cabane pour le matériel.

Un des avantages du nouveau lieu c'est la fraternité d'idées et l’existence de cultures et d’animaux domestiques.

D’un autre côté, l’organisation s'est complexifiée avec l'arrivée de nouvelles familles (plus d'une quinzaine). Nous avons ouvert notre espace deux jours par semaine, les jeudis et les mercredis, et pendant un temps nous avons fonctionné avec deux animatrices (l'une d’elles  avec un contrat aidé).

Dans la mesure de notre possible nous avons tenté d'encourager la réflexion pédagogique et avons incité les personnes qui participaient à continuer de donner des idées et à s’approprier le projet.

L’association s’est enrichie de propositions diverses, comme l’élaboration d’un journal auquel les enfants participaient, La feuille des bois. Pendant l’hiver 2015 nous avons organisé quelques rencontres de réflexions autour de l’éducation, avec la projection du film L’arbre et le requin blanc de Raphaëlle Layani.

Comme on peut l'imaginer, au cours du temps ce projet a été confronté aux problèmes typiques de ce genre d'expériences : l'implication inégale des participants dans le processus de décision ou dans les tâches collectives, le financement insuffisant, le manque de rigueur... Aujourd'hui, les personnes référentes des mercredis et des jeudis Dans les bois ont abandonné le projet pour se consacrer à d'autres activités. Nous sommes pour l'instant dans une organisation purement parentale. Et, comme toujours, avec des parents qui soutiennent d'une manière permanente et d'autres plus ponctuellement. Toutes ces difficultés n'enlèvent pas que le projet a ouvert une petite fenêtre sur une manière différente de voir l'éducation, fenêtre qui continue d'exister. Notre espace n’est pas une alternative à l’école, c’est bien plus, c’est une braise allumée qui continue d’annoncer la nécessité de changer la vie en commençant par quelque chose d'aussi élémentaire et nécessaire que l’éducation.

 

    

                                                              TONI

CE  QUE  VOUS  AVEZ  (peut-être) RATÉ 

       Depuis notre installation au 6 rue Henri René nous n'avions plus fait aucuns travaux au CAD. Il était temps de redonner un coup de propre à notre bibliothèque. Á l'arrivée des beaux jours, ainsi, deux bonnes volontés dotées, sinon d'un grand talent manuel, tout au moins de la possibilité de se dégager un peu de temps libre, sont allées acheter de la peinture et des pinceaux et se sont mises à l'ouvrage. Quelle clarté ! Comme ça change ! C'est cette nouvelle blancheur immaculée qui nous a donné l'idée d'essayer d'étendre un peu notre champ d'activités (ainsi que notre audience) en organisant de temps en temps des expositions. 

Sitôt dit, sitôt fait. Dès le mois suivant, Julien Mortimer, à l’instigation de Jean-Claude, ouvrait le bal avec son ensemble de gravures sur bois intitulé Little Boy Blue.

... Little Boy Blue est un voyage magnifiquement réussi à travers l’histoire du blues, qui nous raconte, chanson après chanson, la vie des Noirs américains durant la grande dépression. Il y avait de la musique et une belle affluence au vernissage. L'artiste a été un peu timide au micro, mais cela n'a pas empêché cette entrée en matière d'être un franc succès. Si la suite des jours d’ouverture a vu un peu moins de visiteurs que nous l'avions espéré, nous avons néanmoins décidé de persévérer. La prochaine expo est prévue pour le printemps prochain. 

... café solidaire

 Á l'automne, le CAD a cédé à l'amitié (pour Claire et Pierre) en ouvrant les portes de son local au groupe Mut-Vitz 34. Mut-Vitz 34 est un réseau associatif qui s'est créée en 2009 avec comme objectif de soutenir les mouvements communautaires du Chiapas.  Mut-Vitz cela veut dire "la montagne aux oiseaux", du nom de la première coopérative indigène qui a vu le jour après le soulèvement zapatiste de 1994.  Composée uniquement de producteurs locaux engagés pour leur autonomie vis-à-vis de l'État mexicain, cette première coopérative cafetière a réussi à développer un véritable marché solidaire et équitable vers l'Europe et les États-Unis. Son succès a fait florès, d'autres producteurs indigènes se sont fédérés à leur tour et ont essayé eux aussi de tisser des réseaux de solidarité pour ne plus dépendre des aléas spéculatifs du marché mondialisé. Les membres de Mut-Vitz 34 étaient présents en grand en nombre au CAD pour leur assemblée générale (c'est de cela qu'il s'agissait). Comme l'ambition du groupe ne se limite pas à diffuser le café en provenance des communautés zapatistes, mais qu'elle est aussi de faire connaître les revendications de ces communautés - pour leur terre, leur culture, leur dignité, leur autonomie - ils ont profité de l'occasion  pour inviter Georges Lapierre. Le bonhomme vit une bonne partie de son temps à Oaxaca non loin de l'endroit où ça se passe, c'est un grand connaisseur de ces cultures indiennes en rébellion (voyez ses livres sur le sujet, notamment  Le mythe de la raison et La voix du jaguar aux éditions L'Insomniaque). Georges Lapierre est venu avec Josefa, une indienne membre d'une des communautés en question. C'est surtout elle qui a tenu le micro. Georges Lapierre  complétait et les hispanisants du public traduisaient. La salle était pleine comme un oeuf. A l'issue de la rencontre, qui s'est terminée tard à la tombée du soir autour d'un verre, chacun est rentré chez soi avec une petite parcelle de Chiapas zapatiste dans son cœur.  Pour ceux qui voudraient aider un peu plus concrètement le mouvement, vous pouvez demander à goûter le café de la dignité et de l'autonomie à l'adresse suivante : 

mutvitz34-contact@alternatives34.listes.vox.coop

... Francisco Ferrer

Sylvain Wagnon est enseignant-chercheur à l'Université Paul Valéry. Son domaine de recherche c'est l'histoire de l'éducation nouvelle. Au mois de mai dernier, ainsi, la tête sans doute déjà un peu dans notre sujet de la rentrée, nous l'avons sollicité pour qu'il vienne nous présenter au CAD son dernier livre : "Francisco Ferrer : pour une morale rationaliste, fraternelle et laïque".  Francisco Ferrer, pour les non initiés, est un pédagogue libertaire catalan qui, au début du siècle dernier, fut à l'origine d'un projet éducatif rationaliste qui avait pour ambition de transformer la société en émancipant les individus de la toute puissante tutelle de l'Église catholique. En fondant en 1901 son École moderne, il a été l'un des pionniers de cette pédagogie "intégrale et différente" qu'allait promouvoir plus tard les modern schools américaines et les nouveaux courants alternatifs pédagogiques. Francisco Ferrer paya cher sa foi idéaliste en l'être humain. En 1909, il fut injustement accusé par l'État espagnol d'être l'un des instigateurs d'une insurrection révolutionnaire qui entendait protester contre l'envoi de jeunes conscrits au Maroc pour alimenter une guerre coloniale supplémentaire au profit de la bourgeoisie espagnole. Á l'issue d'un simulacre de procès qui scandalisa et fit se mobiliser des millions de personnes à travers le monde entier, il fut exécuté à Barcelone - en refusant de mettre sur ses yeux le bandeau de ses bourreaux - le 13 octobre de la même année sur la colline de Montjuïch. Sylvain Wagnon nous a raconté tout ça. Mais il ne s'est pas contenté de commémorer le "martyr" de la libre pensée qu'a été Francisco Ferrer. Il nous a aussi invité à réfléchir  sur ce que pouvait avoir toujours d'actuel sa morale rationaliste et fraternelle. Au regard des défis auxquels est confrontée aujourd’hui la laïcité,  cette soirée autour de Francisco Ferrer a été  immensément opportune.

                                                   La statue de Francisco Ferrer à Barcelone

En 1911, le procès  fut révisé et la condamnation de Ferrer fut reconnue « erronée ». En 1990, un statue de lui et de son oeuvre - copie du modèle original qui se trouve à Bruxelles - fut érigée à l'entrée du parc de Montjuïch pour lui rendre hommage. 

... Réfractions

Depuis bientôt 20 ans la revue Réfractions propose une réflexion sur la situation du monde, et sur la façon dont les théories et les pratiques libertaires pourraient influencer celle-ci. Ici à Montpellier c'est notre ami Jean-Jacques, entre autres membre fondateur du CAD, qui en est l'inlassable promoteur. Au mois de septembre, il est ainsi venu nous présenter le numéro 40 de son cheval de bataille: "A comme résistance"...  et comme "Á quoi bon ?" Après plus d'un siècle de luttes incessantes de la part des anarchistes pour essayer de construire une société sans domination ni oppression, force est en effet de constater que résultat désiré n'a pas été atteint. Est-ce donc par aveuglement, ou, encore pire, par déni de la réalité, que nous ne nous résignons pas à abandonner la partie ? La question méritait d'être posée. Vous vous doutez néanmoins de la réponse. Si l'on avait accepté cet argument, nous ne serions pas là présentement à nous échiner devant ce revêche et impossible logiciel  d'envoi pour essayer de composer ce numéro.  La valeur d'une pratique ou d'un cheminement n'est pas contenue toute entière dans l'atteinte du but ultime qui leur est assigné, ou, pour le dire plus simplement : ce n'est parce qu'on ne pourra jamais tout arranger qu'il ne faut pas agir. Même si nous n'en avions pas besoin, Jean-Jacques et ses camarades de Réfractions, se sont montrés convaincants. On attend la suite au prochain numéro...  

... et toujours l'infatigable, l'inusable, l'éternellement positif et enthousiaste Ronald

Cette fois c'est à la correspondance amoureuse d'Élisée Reclus - et oui, l'amour peut aussi contribuer à changer le monde - que notre doyen s'est attaqué. En collaboration avec Christophe Deschler qui lui a servi de conseiller scientifique, et qui est lui aussi un grand randonneur, il publie Lettres à Clarisse aux éditions Classique Garnier. Après son embauche par la Maison Hachette en 1858, qui l'a sollicité à la fin de publier une collection de guides touristique, Élisée Reclus (on rappelle qu'il était géographe de formation) entreprend une longue série de voyages à pied à travers l'Europe pour pouvoir écrire d'expérience. Il s'est marié la même année. C'est ce périple d' Élisée amoureux, sans cesse partagé entre son besoin de découvrir le terrain de son travail et son attachement à sa bien-aimée (qu'il a laissée à Paris au domicile de son frère) que nous suivons tout au long de cette correspondance rassemblée par Ronald. Au CAD, l'assistance était impatiente de vibrer avec les amoureux, mais si nos deux auteurs (Christophe Deschler était présent lui aussi) nous ont bien exposé le parcours et la philosophie d'Élisée Reclus, nous sommes restés un peu sur notre faim pour ce qui est des émotions. Heureusement, nous avons le livre. Pour vous donner envie (et pour les frustrés) voici une tranche de l'intimité d'Élisée et de Clarisse dans son intégralité, ou presque : 

« Brême, midi.

Ma bien-aimée Clarisse,

Nous voici à nouveau dans une grande ville où nous pouvons prendre nos aises et où nous les prenons. Je ne vois autour de moi que fauteuils en velours, tapis, sophas, glaces, tableaux - assez mauvais - et de ma fenêtre, j'aperçois une belle place, avec une cathédrale à l'extrémité, de belles maisons régulières des deux côtés et des crinolines d'une magnifique amplitude se promenant ça et là. Demain, je te parlerai peut-être de Brême, aujourd'hui laisse moi te parler de  la petite île de Norderney, charmante à mes yeux, d'abord parce qu'elle est jolie en elle-même, et secondement parce que je n'ai pas cessé d'y songer à toi et que je te sentais pour ainsi dire, non seulement dans mon cœur, mais encore à mon bras; ton être aimé n'a cessé de m'accompagner un seul instant. A Emden, ou plutôt à une écluse de canal situé à demi-heure plus loin et dominée par de vastes digues destinées à défendre la ville et les campagnes qui l'entourent des envahissements de la mer et du fleuve Ems, nous avons pris le bateau à vapeur. La marée était basse et l'immense surface qui s'étendait alors devant nous était une vaste plaine de boue traversée de canaux jaunâtres où circulaient les navires. Tout à fait dans le lointain, on apercevait, comme portés sur un brouillard, de petits points rougeâtres vaguement peints sur le ciel : c'étaient des villages hollandais aux toits rouges apparaissant de l'autre côté du golfe. [...]

En suivant un long canal creusé dans ces Watten, puis en traversant un bras de mer où le courant était fort comme celui d'un fleuve, le bateau à vapeur nous a transporté jusqu'à cinq ou six cent mètres de la côte de Norderney; là, une petite embarcation calant moins d'eau que le vapeur est venue nous chercher [...]

L'île se compose toute entière de dunes de sables où rien ne croit absolument qu'une herbe courte et tranchante. Sur les plages, la mer bat avec fureur. Nous y avons passé des heures agréables à creuser des trous dans le sable, à nous faire poursuivre par les flots, à courir pieds nus au milieu des flaques d'eau laissées par la mer. Nous n'avons eu le mal de mer ni à l'aller ni au retour. 

Je t'embrasse ma toute bonne, je te mets dans mon cœur et je me mets dans le tien. Embrasse ma sœur aimée et ma bonne grand-mère. Sois heureuse sans moi. Une semaine et demie s'est déjà passée depuis notre séparation. Que le revoir sera doux ! Ecris moi une longue, longue, longue lettre. Demain, je serai à Hambourg.

S.M.F.

 Élisée» 

Allez, on se détend pour finir avec...

LE FENESTROU DE L'ANARCO

Daniel Villanova

 Histoire de pêche

   Un proverbe italien le dit sans détour : « La mère des cons est toujours enceinte ». N’en déplaise aux forts en maths, tant qu’il y aura des hommes tous les progrès de la science n’y feront rien. C’est désormais prouvé, même l’intelligence artificielle n’a aucune chance de guérir la stupidité naturelle ! Seule l’éducation, si elle est bien administrée, peut en amortir les effets. Tous les efforts d’un "bon gouvernement" devraient donc tendre à approfondir et à consolider l’éducation des jeunes membres de la société, afin  d’en  faire  de  bons  Homo

Sapiens, bons  non  pas  dans  le  sens  d’ʺhommes  sages", mais  dans le sens d’"hommes  qui  goûtent" selon l’adage qui  dit : « Toi qui goûtes, tu peux devenir sage ».  Je ne  parle  pas  d’une  éducation à la Munito[i],  le chien  savant qui  divertit l’Europe entière au milieu du XIXème siècle, mais d’une formation à soi-même, à son propre imaginaire.

Une illusion ? Peut-être. Qui me rappelle cet échange que j’ai entendu un jour entre deux jeunes enfants  de  village  qui  pêchaient  à  l’épuisette dans une mare à tritons. L’aîné, sortant de l’eau son filet vide, s’écria, désappointé :

   « Zut ! ça n’était qu’une illusion !

    ̶  Et pourquoi tu ne l’as pas attrapée ? »  lui répliqua son cadet.

Puisse l’éducation nous aider à ramener  un jour  dans nos filets cette illusion que nous pouvons devenir "une humanité qui goûte" !

[i][i] Ce chien savant rencontra un  énorme succès  au  XIXème siècle. Son maître, le Signor Castelli d’Orino,  lui avait appris de nombreux tours. Il connaissait les rudiments de  l’arithmétique et comprenait plusieurs langues. Il  pouvait aussi apporter les cartes qu’on lui annonçait.

www.daniel-villanova.com

   Et en attendant le prochain numéro, rappelez-vous que le CAD a besoin d'adhérents pour vivre. Rapprochez-vous de nous pour la modique somme de 25 euros l'année. Pour sûr, vous ne le regretterez pas...

http://ascaso-durruti.info

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