C’est cela ou accepter le grippage plus ou moins apocalyptique. J’ai l’impression que dans cette urgence de repenser et de réorganiser notre façon de vivre, le désir d’utopie revient. Sans oublier que l’utopie (le non-lieu) peut un jour, en fonction des conditions et des convictions, avoir lieu.
CAD - Comment ce roman a-t-il été reçu en Espagne ? Et particulièrement par les enfants et les petits - enfants de ces « Don Quichotte de l’Idéal » que tu évoques dans ton récit et qui forment la famille de cœur de ton père ?
Bien. Huit ans après la publication il continue à se réimprimer. L’effet « transubstantiation » s’est propagé. Ce n’est pas seulement moi qui dis « je suis mon père ». Des lecteurs viennent me voir pour me dire « mon grand-père était ton père », « mon oncle était ton père », « mon père était ton père ». Mêmes trajectoires, mêmes souffrances, mêmes frustrations. Je me reconnais dans cette fratrie beaucoup mieux que dans n’importe quelle patrie. De toutes manières, c’est en France que le livre a le mieux marché. L’Espagne républicaine est, en ce moment et en grande partie, française.
CAD - Qu’a représenté pour toi cette rencontre au CAD, dans ce lieu où sont conservés les livres et les archives privées de Diego Camacho / Abel Paz ? Dans cette ville qui occupe, en plus, dans ta géographie personnelle, une place très importante ?
Parler au CAD cinquante ans après mes séjours à Montpellier chez Mariano Díaz et son cercle d’amis anarchistes a été pour moi toute une expérience. Étant petit, je vivais ces séjours à Montpellier comme des moments de joie très lumineux. Et ce n’était pas seulement à cause du climat ensoleillé ou des après-midis à Palavas. C’était l’illumination de l’esprit, le dépassement de certaines peurs, la déculpabilisation d’une conscience forgée (forcée) dans l’intégrisme catholique de l’Espagne de l’époque. Je vivais tout cela dans la joie et dans l’inconscience. La rencontre au CAD a servi à redonner à cette expérience sa dimension historique, à reconnaître le caractère fortement politique des forces qui me tiraillaient. Ce fut un moment très agréable avec une belle compagnie.
CAD - Avec L’Aile brisée, tu poursuis l’exploration d’une vie minuscule, celle de Petra, ta mère, elle aussi entremêlée, mais autrement, à la grande Histoire. Le titre du roman met en lumière une brisure qui t’était demeurée invisible dans la vie réelle. Tu fais de cette invisibilité du corps blessé de ta mère une métaphore. Peux-tu nous parler de ce travail de « révélation » et de réparation que tu accomplis par l’écriture ?
Sur son lit de mort, je découvre que ma mère avait un bras plié en « u », un bras qu’elle ne pouvait pas étirer. Personne dans son entourage ne s’en était aperçu, même pas mon père. C’est un fait réel tellement fort qu’il acquiert par lui-même une dimension symbolique. Non seulement de l’invisibilité des femmes et du regard que portaient les hommes sur elles mais aussi de l’habileté de ma mère et de sa conscience d’un handicap inacceptable pour la survie dans un monde très difficile pour les femmes de sa classe sociale. J’avais sur elle des préjugés à cause d’une religiosité que je trouvais excessive. J’ai mis longtemps (ce n’est que quinze ans après sa mort que je commence à écrire sa vie) à comprendre la force qui l`habitait et à la distinguer des apparences catholiques qui la recouvraient. Les femmes de cette génération n’avaient pas un discours auquel accrocher leur identité. L’Église leur offrait consolation dans la négation absolue de leur rôle social et de leur fonction historique. « Soyez rien ici, vous serez saintes dans l’au-delà ». Et ma mère y croyait.
CAD - En 2015, tu reçois le Grand Prix de la Critique pour Moi, Assassin, décerné par l’Association des critiques et des journalistes de bande-dessinée : ce roman raconte comment un professeur d’Histoire de l’Art à l’Université du Pays Basque, spécialiste de l’art cruel s’adonne à l’assassinat gratuit, qu’il considère comme l’un des Beaux-Arts. Quel lien reconnais-tu entre le bon fils de L’art de voler ou celui de L’Aile brisée et ces héros noirs ?
Moi, assassin est une fiction, pas une reconstruction historique comme L’Art de voler ou L’Aile brisée. Je ne suis plus le fils d’Antonio et Petra, je suis Enrique Rodríguez Ramírez, professeur universitaire et assassin en série. Mais ce n’est pas cet apparent mauvais rôle qui me fait forcément méchant. Camus disait « plus je m’accuse, plus je peux juger ». Je suis son conseil et c’est en m’obscurcissant que la noirceur du monde se révèle davantage. Je m’accuse déjà à partir du titre du livre. « Moi, assassin », d’accord, je l’admets. Et toi, lecteur, mon semblable, mon frère ? Parce ce que si personne ne tue, comment peut-on expliquer l’holocauste qu’est devenu le monde. On n’y participe pas comme meurtriers, mais au moins comme complices ?
Références :
L’Art de voler. Scénariste: Antonio Altarriba / Dessinateur: Kim. Editions Denoël ?Collection Denoël Graphic, 2011 ; traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco.
L'Aile brisée. Scénariste : Antonio Altarriba / Dessinateur: Kim.
Moi, assassin Antonio Altarriba / Dessinateur Keko ; traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco. Editions Denoël, 2014.
Interview réalisée par Odette pour le CAD