Dans le dernier espagnolisme de notre amie Odette, que l’on vous recommande vivement[1],
on trouve un article de Jacques Tosquelles, le fils du célèbre
psychiatre catalan pionnier de la désaliénation sociale en milieu
institutionnel. C’est l’occasion pour le Grain
de revenir sur l’histoire de l’endroit où François Tosquelles a
rencontré son destin, je veux parler de l’hôpital de
Saint-Alban-sur-Limagnole, magnifique lieu niché au cœur de la Lozère
chargé d’une mémoire multiforme et bien subversive comme on les aime. Pour
respecter la chronologie, il faudrait commencer en 1821, date à
laquelle un certain Hilarion Tissot, moine de son état, et un peu
délirant semble-t-il lui aussi à l’occasion, récupère le vieux château
de Saint-Alban, ancienne propriété des barons d’Apchier, pour en faire,
comme on disait à l’époque, un asile d’aliéné. Mais comme on ne se sent
pas tenus nous non plus de suivre les règles établies, on va partir de
Jean Dubuffet. Jean
Dubuffet est l’inventeur de l’Art brut. C’est parce qu’il voulait
"désapprendre les manières apprises" que Dubuffet s’est intéressé aux
productions artistiques des malades mentaux. À propos de l’exposition
qu’il avait instiguée à Paris au musée des Arts décoratifs à l’automne
1967, il écrivait : « Le conditionnement
du public est si fort que le caractère non conformiste commun à tous les
ouvrages présentés dans cette exposition, au lieu d’ouvrir ses yeux sur
toutes les autres voies d’expression qui s’offrent à la création à côté
de celle mise en œuvre par l’art conventionnel, a simplement alimenté
son indéracinable idée que ce non-conformisme est marque de folie, et
que les auteurs de tels ouvrages ne peuvent être que des fous. » Jean Dubuffet ne voulait pas limiter son concept à la dimension artistique. Il parle aussi, et surtout, de "productions", signifiant par-là que l’Art brut est pour lui une activité dont dépend l’existence même. « Après tout, écrit-il dans le même texte,
une fois passée sa première humeur, il n’est pas si mal fondé
d’identifier le non-conformisme avec la folie. Peut-être la folie, du
moins cette sorte de folie à laquelle doit la moitié des auteurs de
l’Art brut d’être internés dans des asiles, n’est-elle rien d’autre que
du non-conformisme, que de l’individualisme, que de l’esprit de
contre-pied et de mise en question des idées reçues. » La
valeur humaine et créative de la folie comme contrepoids nécessaire à
la culture conventionnelle et à la raison d’état, voilà comment Dubuffet
voyait les choses. Tel
était aussi le credo de François Tosquelles. Républicain marxiste à
tendance anarchiste, versé, entre autres, dans les travaux de Jacques
Lacan et de Hermann Simon (qui estimait qu’il fallait d’abord soigner
l’hôpital pour pouvoir soigner les malades), Tosque,
comme on allait bientôt l’appeler, avait déjà essayé de transformer les
pratiques médicales psychiatriques dans son pays avant et pendant la
guerre civile. Après la défaite de la République, condamné à mort par
Franco, il débarque à Saint-Alban (il est embauché comme infirmier, son
diplôme de médecin n’est pas reconnu en France) avec l’espoir de pouvoir
continuer à soumettre ses conceptions thérapeutiques à l’épreuve du
réel… et c’est là qu’il tombe sur l’incarnation vivante de sa pensée :
Auguste Forestier. L’homme est interné à l’hôpital de Saint-Alban depuis
1915. Il y est entré avec à son actif un passé familial conséquemment
perturbé et le déraillement d’un train. Fidèle à sa nature, Auguste
avait d’abord essayé de s’évader à plusieurs reprises, puis, miracle de
l'endroit ?, il avait fini par se résigner à sa situation et s’était
guéri lui-même en convertissant sa turbulence congénitale en activité
créatrice organisée. Morceaux de bois, éclats de verre, dents d’animaux,
vieilles chaussures, bouts de ficelle, tout ce qu’il peut trouver lui
est bon pour créer sans relâche un univers de bêtes du Gévaudan, de
potentats à crête de coq, de monstres à queue de poisson, de manoirs
enchantés, de navires en grand équipage. Pour Tosque, c’est le choc.
C’est la rencontre qu’il attendait.
Les matériaux bruts assemblés par l’ancien forcené atteignent à une
profondeur symbolique que le psychiatre catalan n’avait jamais vue nulle
part. Tosque ne va plus lâcher son cas d’école. Sous son égide, Auguste
Forestier ne va pas tarder à devenir l’emblème de la révolution
saint-albanaise. Le
nom d’Auguste Forestier est resté attaché à celui de François
Tosquelles. En réalité, l’intérêt des productions atypiques de
l’impétueux interné n’avait déjà pas échappé aux infirmiers et aux
médecins de Saint-Alban. Avant l’arrivée de Tosque, on laissait déjà
Forestier vaquer largement à ses inspirations, explorer à sa guise
greniers et poubelles autour de l’établissement afin de collecter sa
matière. Quant aux paysans du coin, ils s’étaient accommodés eux aussi
du bonhomme. Lorsqu’ils croisaient Auguste ici ou là, ils troquaient
avec lui ses œuvres contre du chocolat ou des cigarettes. Cela nous
renvoie à notre moine initial. Le qu’en-dira-t-on de l’époque le
qualifie lui aussi de religieux atypique, de personnage « bizarre, pour
ne pas dire fou ». Était-ce du fait de ses antécédents ? Ou alors à
cause de sa libéralité envers ses aliénés ? Avec un peu d’audace, on
pourrait presque parler d’âme de Saint-Alban, d’endroit prédestiné.
C’est comme si le chemin tortueux qui mène à la porte du château-asile
était une invitation à toutes les utopies. Mais
l’utopie c’est aussi la lutte, les chimères doivent toujours se battre
pour survivre. Quand l’œuvre de ce bon Hilarion commencera à éprouver
quelques difficultés financières, un rapport préfectoral lui reprochera
de ne posséder aucune qualité administrative, de ne « rien calculer pour l’avenir ». Pour en finir avec lui et ses méthodes hétérodoxes, le Département récupérera l'asile pour le placer sous sa tutelle. Marius
Bonnet, qui intégra l’équipe soignante de Saint-Alban à son retour du
camp de Buchenwald, témoigne de ce que fut l’endroit du temps de son père, qui y avait été infirmier avant lui : « Le travail était dégradant. On vivait constamment enfermé avec les malades sans jamais voir le docteur ou presque. Il s’agissait de les empêcher de s’évader ou de s’entre-tuer, c’est tout. Les visites étaient interdites. Tout gosse, je me rappelle avoir vu le quartier des gâteux : j’en tremble et j’en vomis encore. » Puis la 2ème Guerre mondiale éclate. La
faillite de la ligne Maginot conduit au pouvoir le régime de Vichy qui
s’aligne sur les positions nazies quant aux malades mentaux : on arrête
tout simplement de les nourrir.
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Paul Balvet,
médecin directeur à Saint-Alban à cette époque, essaiera de dénoncer
cette politique criminelle (qui allait entraîner 40 000 morts dans les
hôpitaux psychiatriques français) lors d’un congrès à Montpellier, mais
sa voix retentira dans le vide. Cette "hécatombe des fous", comme il l’a
lui-même nommée, demeure encore aujourd’hui un non-dit de notre
histoire nationale. Si Paul Balvet a lancé son cri d’alarme,
c’est parce que l’hôpital de Saint-Alban, avec la guerre, a retrouvé son
esprit de rébellion. Dès les premiers jours de l’Occupation, Tosquelles
et les siens étaient en effet entrés en résistance. Ils avaient
organisé la lutte pour la survie. Grâce aux travaux dans les fermes
environnantes, à la cueillette des champignons, ou encore à des faux
diagnostics de tuberculose afin d’obtenir des rations supplémentaires,
Saint-Alban sera l’un des rares établissements français à ne compter
aucun mort par dénutrition durant la guerre. Dans le courant de l’année
43, un commissaire aux renseignements généraux fera un rapport sur la «
sourde agitation antinationale » qui règne dans la commune. Il
stigmatise en particulier l’attitude du Lucien Bonnafé, le nouveau
directeur de l’hôpital qui a succédé à Paul Balvet, en la qualifiant
d’«assez anormale ». Assez anormale ? Le philosophe Georges Canguilhem,
que ceux qui ont fait fac de lettres ont peut-être lu, définissait ainsi
l’anormalité : « c’est la possibilité de dépasser un normal momentané pour instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles ». Auquel cas, on peut dire que l’hôpital de Saint-Alban était à ce moment-là en pleine santé. Si j’ai cité Canguilhem, c’est parce que lui aussi a séjourné à Saint-Alban. L’auteur de Le Normal et le Pathologique, qui n’avait « pas passé l'agrégation de philosophie pour enseigner Travail, Famille, Patrie
», s’était engagé assez tôt dans la Résistance. En 1944, alors que le
cours des événements l’avait déjà forcé à se replier de Strasbourg à
Clermont-Ferrand avec son université, il échappe de justesse à une rafle
de la Gestapo et vient trouver refuge dans l'hôpital de son ami Lucien
Bonnafé. Non seulement les pratiques qu’il va découvrir à Saint-Alban le
raviront, mais ce serait même elles, aux dires de Lucien Bonnafé, qui
lui auraient permis de terminer sa thèse sur le normal et le
pathologique. Saint-Alban phare et asile des insoumis. Á l’instar de Georges Canguilhem, de nombreux
résistants, intellectuels et artistes (dont Tristan Tzara pour citer
l'un des plus connus) viendront se cacher durant ces années sombre entre
les murs de notre hôpital. Pour qualifier le
mode de vivre ensemble qui s’institua à Saint-Alban entre les fous et
les pas fous, entre les soignants, les clandestins et les pensionnaires,
Tosquelles inventera le terme de "co-vivance". Paul Eluard, qui en fut
lui aussi, parlera pour sa part de "résistance poétique". C’est Lucien
Bonnafé, toujours lui, qui avait des liens avec le groupe surréaliste,
qui avait fait venir le premier amour de Gala Dalí à Saint-Alban. Dans
l'isolement protégé de l’hôpital, Eluard écrira ses Poèmes d’amour en guerre, ainsi que ses Souvenirs de la maison des fous. Lui
non plus ne manquera pas de s’intéresser à Auguste Forestier. Il sera
tellement emballé pas le travail de l’artiste vedette de Saint-Alban
qu’il essaiera même de faire parvenir un coq de sa production à Picasso. Dubuffet
découvrira quant à lui le lieu à la fin de la guerre. Pour nourrir sa
théorie d’Art brut, il cherchait du côté des prisonniers et des malades
mentaux, quand un médecin de Rodez, un certain docteur Ferdière, qui
soignait Antonin Artaud, lui conseille de se rendre à l’asile de
Saint-Alban. Vous connaissez la suite… Après la guerre, la dynamique
de Saint-Alban ne va plus s'arrêter. Les initiatives se multiplieront
dans tous les domaines : association des malades, journal intérieur,
ciné-club, travail autogéré, émissions radiophoniques, fêtes. On vient
désormais à Saint-Alban en famille, on invite ses amis à venir découvrir
ce qui s'y passe. La folie acquière cette fois pour de bon cette valeur
humaine tant souhaitée par Tosquelles et les siens. On avait soigné
l’hôpital, et les malades avaient cessé du coup d’être regardés et
traités comme des parias. De nombreux médecins, chercheurs et
intellectuels continuent encore aujourd’hui à se rendre chaque année à
Saint-Alban. En 2007, le Musée d’art moderne de Lille, en partenariat
avec le Conseil Général de la Lozère et l’Association Culturelle de
Saint-Alban, organisa une exposition intitulée Les Chemins de l’art brut, exposition placée toute entière sous le signe de la rencontre. Si, comme aimait à le dire François Tosquelles, « la pensée progresse par la marche et la rencontre avec l’autre », alors, à n’en pas douter, on a effectivement réussi à Saint-Alban à tracer un trait-d'union entre l’art et les sciences humaines. Mais
c’est à notre protagoniste préféré que nous donnerons le dernier mot.
Une seule déclaration a pu être recueillie de la bouche de
l'indécrassable taiseux qu’était Auguste Forestier. Elle figure dans un
numéro du journal de Saint-Alban : « Pour le moment, cela va très bien, dit-il, on casse la croûte, les patates et les ratatouilles cela va très bien, je demande que ça continue ». PATRICK
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[1] Écritures de la révolution et de la guerre d’Espagne, ouvrage collectif coordonné par Odette Martinez-Maler et Geneviève Dreyfus-Armand, Édition Riveneuve, 2019
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