Jean-Jacques Gandini, c'est d'abord une figure. Sa longue tignasse crêpelée et sa moustache vintage à la d'Artagnan sont incontournables dans le milieu militant montpelliérain. Son punch oratoire au service de ses prises de positions libertaires est aussi bien connu. Mais qui est l'homme qui se cache derrière le personnage? C'est ce que nous avons voulu savoir pour ce 8ème numéro du Grain. Un coup de téléphone et rendez-vous est pris pour les confidences dans le nouvel appartement où notre fraîchement retraité du barreau vient d'emménager avec sa compagne Lysiane en haut (une adresse qui sonne comme un clin d'œil) de l'avenue de la Justice. Jean-Jacques m'accueille dans son grand salon aux murs couverts de livres et de tableaux. Un plaid semé de jouets est étalé sur le sol en travers du passage. Chut… il va falloir parler doucement, son petit-fils, Marin-Makhno, fait la sieste. Je m'installe sur le premier fauteuil à ma portée et enclenche précautionneusement mon enregistreur vocal. J'attaque d'emblée avec la question cruciale: «Jean-Jacques, comment es-tu devenu anarchiste? »La réponse jaillit aussi sec. «Á la suite d'un séjour aux États-Unis. »La machine à parler est lancée. «J'étais parti l'année de ma terminale en séjour linguistique dans une famille de Santa Maria dans le comté de Santa Barbara en Californie. Dès mon arrivée, j'ai été heurté par la différence entre le discours libéral démocratique classiquement mis en avant dans la sphère médiatique et la réalité du terrain… »Jean-Jacques voyage vers le nord de l'État jusque dans la vallée de la Salinas . Dans une ambiance à la Steinbeck, il voit les ouvriers mexicains lesbeaners (1), comme on les intimé là-bas, le dos courbé dans les champs de salades, tandis que leurs employeurs, au volant de leurs avions pulvérisateurs, répandent au dessus de leur tête leurs herbicides chimiques issus de la biotechnologie agro- alimentaire yankee. «Les Mexicains étaient prévus comme des moins que rien. Dans Les hautes écoles américaines, la tradition veut que pour la fête de fin d'année chaque garçon des classes de terminale invite l'une des jeunes filles de sa promotion pour la conduite au bal en grand apparat. Ma copine du moment s'appelait Eddy, elle était d'origine mexicaine. Quand j'ai dit dans ma famille d'accueil que c'était avec elle que je comptais me rendre à la soirée, je me suis fait débouter. On m'a expliqué qu'Eddy, cela allait pour sortir avec elle, mais pour la fête officielle de l'école elle n'était pas convenable. »Du coup, pour marquer son mécontentement, Jean-Jacques n'invite aucune fille de l'école. Il va se rendre à la Senior Prom avec une lycéenne d'un autre établissement. «Tu découvres ta« capacité d'indignation », si je puis dire, avec cet épisode révélateur, mais tu devais déjà la porter en toi? — Probablement. Je suis né dans un milieu de cathos sociaux. Mon père était inspecteur principal des impôts. Avec son côté social, il se reconnaissait dans la personnalité politique de Pierre Mendès France. C’était quelqu’un d’assez ouvert, mais attaché aux conventions. Je crois que mon esprit de justice me vient plutôt de ma mère. Elle était chrétienne dans le sens noble du terme, dans le sens humaniste, toutes les injustices la révoltaient. » Jean-Jacques est le premier des trois enfants de la famille. Papa Gandini ayant gardé un sentiment très positif de ses études chez les frères Maristes, il va à son tour envoyer son aîné chez les curés. « Je me suis retrouvé chez les Jésuites, avec un an d’avance en classe de 4ème. » Jean-Jacques prétend que son chemin de Damas a été son séjour aux États-Unis. Mais à l’âge de 13 ans, les méthodes éducatives des épigones de ce bon Ignace de Loyola avaient manifestement déjà fait tomber quelques écailles de ses yeux. « Tous les pensionnaires de la division des Moyens étaient regroupés dans un unique dortoir de 100 places. » La libido adolescente étant ce qu’elle est, les nuits sous les voutes de l’institution Saint-Joseph à Sarlat étaient souvent mouvementées. « Les plus anciens cherchaient régulièrement à rejoindre la couche des plus jeunes. » Jean-Jacques va vite comprendre la nature de ce qui se passait, et encore plus vite faire attention à ne pas s’y trouver mêlé. Mais quand, avec quelques camarades qu’il était parvenu à fédérer, il va essayer de dénoncer la chose aux pères enseignants du collège, ces derniers ne vont rien vouloir entendre. Non seulement son témoignage ne sera pas pris en considération, mais Jean-Jacques va aussi rapidement se rendre compte que lorsque certains de ses jeunes voisins de chambrée étaient convoqués en plein milieu de la nuit auprès de l’abbé supérieur, ce n’était pas « pour se faire conter fleurette ». Jean-Jacques ne sortira cependant pas plus traumatisé que ça de son passage chez la Compagnie de Jésus, son tempérament intellectuel lui ayant permis de dépasser ses affects. « Paradoxalement, il y avait chez eux des côtés très avancés. Le ciné-club, par exemple. Il y avait un père qui, en 1962, tiens-toi bien, avait programmé un cycle sur le cinéma soviétique. » Jean-Jacques va ainsi découvrir les films d’Eisenstein, de Donskoï. « J’ai vu Alexandre Nevski, Le cuirassé Potemkine, ou encore La Mère, tiré du roman de Gorki… » Il voit aussi O’Cangaceiro, le western brésilien révolutionnaire de Giovanni Fago. « Autant de films engagés que j’ai regardés à l’époque surtout comme des films d’aventure, mais qui m’ont sensibilisé à la lutte des classes. » Mais ce sont surtout “les humanités”, comme on disait en ce temps-là, qui intéressent Jean-Jacques. À travers l’étude du latin et du grec, il va se prendre de passion pour la mythologie antique, une passion encouragée par ses parents qui l’abreuvent de livres sur le sujet. « Quand je suis arrivé au lycée, par la suite, je me baladais dans ces deux matières. — Tu étais encore chez les Jésuites ? — Non, à la rentrée de l’année 1962-63, je n’ai plus voulu retourner chez eux. » Ce refus va provoquer une dissension avec son père. « En 1944, il avait pourtant lui aussi désobéi. Il avait refusé le STO et était parti se cacher dans le Vercors (juste assez tard pour rater la Résistance). » Mais l’insoumission de son rejeton, Papa Gandini ne l’accepte pas. « Devant ma détermination, il a finalement été obligé de céder. » L’inspecteur principal des impôts était à ce moment-là en poste à Bône, en Algérie. La guerre venait de se terminer. « Tu avais donc 14 ans. Tu as des souvenirs de la guerre d’Algérie ? — Pas directement. Je n’étais là-bas qu’en période de vacances scolaires. Bône était relativement préservée. J’ai passé ainsi toutes les vacances de l’été 1961 à jouer au foot, qui était alors ma grande passion sportive, et à me baigner à la mer (ça vous rappelle quelqu’un ?), en dévorant de croustillants beignets tunisiens qui suintaient l’huile. Je suis retourné pour la dernière fois à Bône à la Noël 61. À la suite du cessez-le-feu du 19 mars 1962, la situation s’est tendue, de telle sorte que je suis resté aux vacances de Pâques, avec mon frère Michel, chez mon oncle à Bourg en Bresse. Si Jean-Jacques a raté sa première rencontre avec la grande histoire, son père, en revanche, a vécu la fin du conflit au plus près. « Il était très proche de ses collaborateurs arabes. Après les accords d’Evian, il a été ciblé par l’OAS. Son service a essuyé des tirs de mitraillette. » Après l’indépendance, Monsieur Gandini père restera encore quelques temps en Algérie pour aider le nouveau gouvernement FLN à la mise en place de son administration, tandis que Jean-Jacques poursuivra son chemin intellectuel. « L’atavisme maternel, puis le passage chez les Jésuites, puis la guerre d’Algérie. Tous ces coups de coude du destin n’avaient pourtant pas encore réussi à faire éclore l’anarchiste qui couvait en toi ? — C’est arrivé, comme je l’ai dit, à mon retour des États-Unis, à Nice. J’avais dû refaire ma terminale car le bac que j’avais obtenu là-bas n’était pas reconnu en France. Un jour, un copain de classe, qui se disait marxiste et militera par la suite à la Gauche prolétarienne, m’a incité à lire La liberté de Bakounine, en me disant que cela devrait me plaire car je tenais les mêmes propos. Ç’a été le coup de foudre. À partir de cette lecture, je me suis ressenti anarchiste. — Comment Monsieur et Madame Gandini ont-ils reçu la nouvelle ? — Pas très bien, surtout mon père. Il avait la vision courante des anarchistes avec la bombe à la main. Ma mère s’est montrée plus compréhensive. » Jean-Jacques sera cette fois dans le bon timing avec l’Histoire. Moins d’un an après sa découverte de Bakounine, voilà que survient Mai 68. « Peu après mon arrivée à la fac de droit (il aurait voulu s’inscrire en sociologie, mais sa révolte n’était pas encore assez affermie pour résister au choix de la raison parentale), j’étais entré en contact avec un groupe de l’ORA(2) , le groupe Eugène Varlin. J’avais lu Marx pendant mes vacances. Cela m’avait fait sentir la faiblesse de l’analyse économique anarchiste. L’ORA avait l’ambition de rajouter la supériorité marxiste dans ce domaine à la pensée libertaire. Cela m’a séduit et j’ai adhéré au groupe Varlin. » Quand les premières grèves démarrent, c’est cependant des maos que notre futur avocat va se rapprocher. « Parce que c’étaient eux les plus actifs. J’ai intégré leur comité d’action. » Au début, Jean-Jacques trouve ses nouveaux compagnons de lutte un peu bizarre. « La révolution culturelle c’était assez flou pour moi… ». Elle le deviendra encore plus quand il sera amené à lire le n° 11 de la revue de l’Internationale Situationniste « qui émettait déjà une critique radicale des agissements de Mao. » Un Jean-Jacques que son intellectualité préserve des enthousiasmes aveugles, mais qui se laisse tout de même entraîner. « Nous allions porter la bonne parole dans les bidonvilles algériens et gitans du quartier de l’Ariane, l’envers du décor de la Promenade des Anglais et des paillettes niçoises. Certains Algériens se laissaient quelquefois convaincre de rejoindre nos rangs, mais les Gitans, ce n’était vraiment pas leur truc. » Jean-Jacques va aussi se confronter aux fascisants de la corpo de sa fac de droit. « En première année, il y avait un certain Michel Falicon qui était le leader local du mouvement néo-fasciste Occident – et qui allait devenir par la suite l’éminence grise de Jacques Médecin, le maire de Nice. Après la dissolution d’Occident, lui et ses affidés devaient rejoindre le mouvement Solidariste de Jean-Gilles Malliarakis, qui prônait une 3ème voie révolutionnaire. Leur slogan représentait un coup de pied donné simultanément à l’Oncle Sam, à l’Ours soviétique et à une caricature de Juif ressemblant à Rockefeller. Ils avaient un discours ambigu avec un contenu social auquel mordaient certains jeunes révoltés. J’étais le seul anarchiste de la fac de droit. Dans les bagarres contre eux, avec les maos du comité d’action, nous avons dû nous allier avec les cocos. » Les beaux rêves du mois de mai vont se faner. À la mi-juin, les dernières barricades du quartier latin sont démantelées et le triomphe gaulliste aux élections législatives deux semaines plus tard scelle le sort du mouvement. « Je suis reparti cet été-là aux US. Pour 99 $, j’ai acheté un ticket de bus Greyhound qui m’a permis de voyager sans limite à travers tous les États. » C’était peu après l’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Jean-Jacques va découvrir un nouveau pays. « Il régnait partout une ambiance très particulière. Á Chicago se tenait la fameuse convention nationale démocrate pour les présidentielles où le parti s’est trouvé mis en contradiction avec lui-même, où surtout Jerry Rubin et Abbie Hoffmann, avec leur mouvement Yippie (3) , organisèrent d’immenses manifestations contre la guerre du Vietnam, manifestations réprimées avec la plus grande violence par la police… » À Berkeley, Jean-Jacques va fumer un peu de marijuana, mais encore une fois sans exagération, en gardant toujours son contrôle de soi. « Quand je suis revenu à Nice, le drapeau Viêt-Cong flottait encore sur la fac de lettres. » Mais l’euphorie était retombée partout ailleurs au bord de la baie des Anges. |
Jean-Jacques va partir à Grenoble faire Sciences Po, tout en poursuivant son droit. «Je n'étais pas pressé d'entrer dans la vie active. J'avais dans l'idée de devenir journaliste. Sciences Po Grenoble m'a attiré parce qu'il y avait là-bas ceux qu'on appelait "les turbos profs", les grosses pointures parisiennes qui venaient en fin de semaine délivrer leurs cours, les mêmes qu'à Paris, aux étudiants du Dauphiné. »C'est là, à Grenoble, que la Chine qu'il avait un peu oubliée va le rattraper. En la personne d'abord de Jacques Guillermaz, puis de Guy Malouvier. «Guillermaz était un militaire atypique, diplomate et spécialiste de l'histoire du PC chinois. Dans son cours, il nous a parlé du bouquin de Simon Leys: Les habitudes neufs du président Mao.»Jean-Jacques va dévorer le livre. «Cela m'a confirmé ce que dénonçaient les situationnistes…» Mais c'est surtout Guy Malouvier, l'un des cofondateur de l'ORA qu'il rencontre par le biais de l'organisation, qui finit de lui dessiller les yeux sur la révolution culturelle. «Il m'a fait découvrir Pa Kin, la grande figure anarchiste de la littérature chinoise. Beaucoup de maos français, transfuges du PC pour la plupart, Pierre Victor alias Benny Levy, Serge July, ou encore Alain Geismar, pour citer les plus connus, étaient encore persuadés à ce moment-là que la Chine était le nouveau fer de lance de l'orthodoxie marxiste. Ils n'y voyaient pas plus clair que leurs prédécesseurs staliniens à l'époque des procès de Moscou. Ils gobaient le discours officiel chinois, comme quoi le parti c'était le peuple, qu'on ne faisait pas d'omelette sans casser des œufs, etc. »Jean-Jacques va trouver autre chose dans les textes de Pa Kin. «Après l'échec de son« Grand Bond en Avant », et la famine qui s'en est suivie au début des années 60, Mao s'est retrouvé en minorité au sein du Parti au profit de son rival Liu Shaoqi. Il a alors lancé la révolution culturelle en suscitant le mouvement des gardes rouges, mouvement composé principalement d'étudiants, pour «faire feu sur le quartier général» avec des mots d'ordre libertaires. En réalité, il profite d'une manœuvre politique afin de se rallier la jeunesse pour reprendre la main sur ses opposants du parti. Quand les Gardes Rouges, enhardis, ont remis en cause l'hégémonie du Parti, Mao a fait appel à l'armée et à son nouveau bras droit le maréchal Lin Piao pour à la fois reprendre la main au sein du Parti, en faisant emprisonner Liu Shaoqi, et liquider le mouvement révolutionnaire qui s'était fait jour. Des intellectuels renommés servirent de bouc émissaire, dont Pa Kin, qualifié d'herbe vénéneuse de l'anarchisme »qui fut cloué au pilori.» La synthèse est limpide. Pour revenir sur les fausses promesses libertaires de Mao, je demande à mon puits de connaissances quelle est l'importance de l'individu en Chine. J'ai droit alors à un long retour en arrière sur l'histoire du Céleste l'Empire, depuis la dynastie des Mings jusqu'à la révolte des Boxers et le mouvement nationaliste, en passant par les Mandchoues et le soulèvement Taiping Je suis obligé d'arrêter le flot: «D'où te vient cette passion pour la Chine? — Dans mon enfance, la mythologie chinoise m’avait captivé au même titre que les légendes grecques ou nordiques. Puis je suis tombé sur le Tao. J’ai tout suite vu des correspondances entre la voie d’émancipation individuelle anti-conventionnelle, anti-autoritaire, que prônait l’enseignement de Lao Tseu et la pensée anarchiste. — Et Pa Kin, alors ? Tu as pu le rencontrer ? — Presque. J’avais commencé à travailler sur lui à la fin des années 70. Nous correspondions, mais pour ce qui est d’une vraie rencontre physique la Chine était à cette époque encore difficile d’accès, Deng Xiaoping, le nouvel homme fort du pays, venant tout juste d’ouvrir celui-ci aux occidentaux. Il n’était pas encore possible dans ces premiers temps d’y aller tout seul. J’ai dû passer par les Amitiés Franco Chinoise, la vitrine du gouvernement chinois en France. » Nous sommes en 1986. Jean-Jacques va se rendre en Chine avec un visa touristique. « Dès mon arrivée, j’ai proposé à Pa Kin de venir le voir chez lui à Shanghaï. Malheureusement, il était déjà très malade à ce moment-là. J’ai n’ai pu qu’échanger avec lui par téléphone. » Ce voyage va néanmoins permettre à Jean-Jacques de faire aboutir ses deux premiers livres : Pa Kin, le coq qui chantait dans la nuit et Aux sources de la révolution chinoise, les anarchistes : contribution historique de 1902 à 1927, publiés tous les deux à l’Atelier de création libertaire. « Sur le retour, lors de mon escale à Hong-Kong, j’ai pu aussi retrouver des copains anarchistes chinois, Mok Chiu-Yu et Guo Danian, que j’avais connus deux ans plus tôt lors de la Conférence internationale anarchiste de Venise, où j’avais présenté un travail sur Orwell. » Mon homme pressé a fait un bond dans le temps. Je le ramène à la chronologie. « Qu’est devenu l’étudiant en sciences po ? — J’avais dans l’idée de faire un doctorat pour me lancer ensuite, comme je l’ai dit, dans le journalisme. Mais il s’est passé deux choses : d’abord le sujet de thèse que j’avais choisi dans la lignée des travaux de Hannah Arendt, une comparaison entre les totalitarismes nazi et stalinien, a été refusé par le trotskyste Pierre Broué qui dirigeait alors le département d’histoire contemporaine de l’IEP de Grenoble, et ensuite… il m’est apparu en chemin que mon programme était un peu trop déconnecté du réel, trop lointain. La cause dans laquelle je m’étais engagé me réclamait immédiatement. Je me suis donc inscrit au CAPA pour devenir avocat, afin de défendre au plus vite mes copains de lutte. » Le droit comme une arme au service de la justice. Son diplôme obtenu, Jean-Jacques va mener son premier combat contre une loi anticasseurs jugée abusive par la mouvance gauchiste. « Entre temps, tu t’étais aussi intéressé à l’Espagne… ? — Il y avait à Grenoble un milieu libertaire espagnol assez important, encore pas mal actif. J’étais entré en contact avec plusieurs anciens de la guerre civile, cénétistes pour la plupart, par l’entremise de l’ORA. Certains d’entre eux étaient encore prêts à mener des actions directes contre le pouvoir franquiste. J’ai appris auprès d’eux à mieux connaître la révolution espagnole et ses réalisations. » Puis est venu le moment de poser sa plaque. « À Grenoble, j’étais trop assimilé à mon militantisme. Il me fallait prendre du recul. J’avais envie de revenir vers les bords de la Méditerranée, mais j’avais tracé une croix sur Nice. Ayant quelques attaches sur Montpellier, j’ai pu y trouver un stage. Finalement, je m’y suis installé. » À Montpellier, Jean-Jacques va retrouver l’Espagne. « L’ORA était devenue vraiment trop marxisante pour moi, et la FA était la chasse gardée d’un petit noyau parisien. Par le biais de Marianne Enckell du CIRA de Lausanne, j’ai fait la connaissance de Louis Mercier-Vega, ancien de la colonne Durruti, qui venait de fonder la revue quadrilingue « Interrogations » et m’a mis en contact avec son correspondant sur Montpellier, Ronald Creagh. Ronald est devenu rapidement un ami, et il l’est toujours plus de quarante ans après. » Pour en revenir au « volet espagnol », Jean-Jacques va également rencontrer dans la région au fil des années Pepita Carpena, Jacques Garcin (ancien membre des GARI), Antonia Fontanillas (la première compagne d’Abel Paz), Daniel Villanova et bien d’autres. « En 1994 nous avons organisé les journées libertaires de Montpellier, journées qui ont remporté un grand succès. » Puis ç’a été la création du CAD. « Diego lui-même (Abel Paz) est venu nous trouver en nous disant qu’il était à la recherche d’un endroit pour accueillir son fond d’archives. Tout était plein à Barcelone. Est-ce que cela nous intéressait de créer un athénée à Montpellier autour de sa bibliothèque ? C’est ainsi qu’est né le CAD. » Les livres qui le rattrapent toujours. « C’est vrai. Comme avocat, j’ai d’ailleurs débuté dans la défense de l’édition, avec comme clients beaucoup d’éditeurs alternatifs et d’écrivains en butte à des problèmes de diffamation. Mais au-delà des livres, ce qui m’a le plus intéressé dans mon métier, c’est la défense des gens au quotidien : le droit de la consommation, du logement, le droit social. » Jean-Jacques va défendre la cause de nombreux squats, dénoncer la spéculation immobilière. En 1979, il intègre le Syndicat des Avocats de France (qu’il présidera en 2013-2014) où il essaie là aussi de faire passer ses idées libertaires. « Ensuite… » Je jette un coup d’œil à mon enregistreur. J’ai déjà de quoi remplir beaucoup plus de colonnes que celles qui me seront accordées dans le Grain. Comme la suite de ses engagements (la défense des libertés individuelles, la dénonciation de l’utilisation intempestive de l’ADN, du fichage des enfants dans les écoles et tant d’autres jusqu’à son combat d’aujourd’hui contre la loi sécurité globale) est plus connue, ou plus facilement connaissable, je le pousse vers la conclusion. « Finalement, c’est quoi, pour toi, être anarchiste ? — C’est se savoir minoritaire, mais être une minorité agissante. Même dans les carcans politiques les plus étroits, comme celui dans lequel se trouve emprisonné la Chine aujourd’hui, les idées de liberté reviennent toujours. C’est comme ça dans tous les peuples et à toutes les époques. L’anarchisme aura ainsi toujours un rôle à jouer. Je veux dire, les systèmes peuvent être le plus autoritaires du monde, ils auront toujours des fissures. C’est dans ces fissures que les anarchistes doivent s’engager. — Tu restes donc optimiste pour le monde dans lequel le petit Marin-Makhno, qui ne va sans doute pas tarder à se réveiller, va devoir vivre ? — Je l’ai toujours été. J’ai donc envie de répondre encore une fois oui. Fondamentalement l’être humain a besoin de vivre en société, mais les sociétés ne peuvent pas être tout le temps tenues par la force et la violence. Pour qu’elles puissent prospérer, elles ont besoin de valeurs positives : la liberté, l’égalité des droits, la solidarité. Il y aura toujours des épines dans les pouvoirs qui voudront empêcher leur main mise sur les individus. Nous autres, les anarchistes, sommes les épines.» Jean-Jacques Gandini. Si vous en voulez encore, venez, dès que nous aurons retrouvé notre liberté, l’écouter au CAD. Il est encore plus convaincant en vrai. (1)Mangeurs de haricots, terme péjoratif employé aux US pour désigner les Mexicains. (2)Organisation Révolutionnaire Anarchiste, scission de la FA de tendance communiste libertaire fondée en 1967 et dissoute en 1976. (3) De Youth International Party, parti politique anti-autoritaire issu des mouvements anti-guerre des années 60. PATRICK FORNOS | | JEAN-JACQUES GANDINI "Chine fin de siècle : tout changer pour ne rien changer", Jean-Jacques Gandini, Atelier de création libertaire, 1994 "Chine fin de siècle II : China Incorporated", Jean-Jacques Gandini, Atelier de création libertaire, 2000 "Où va la Chine ? : dix ans après la répression de Tien'anmen...", Jean-Jacques Gandini, Les Éditions du Félin, 2000 "Anthologie des droits de l’Homme", Jean-Jacques Gandini, Librio, 1998, |
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