Dans la constellation anarchiste, Alexandra David-Neel occupe une place un peu part, sa trajectoire semble assez éloignée à première vue du champ gravitationnel ordinaire de la pensée libertaire. Quel lien peut avoir avec le mouvement qui nous anime cette étoile d'opéra ratée qui a succombé à la mode orientaliste de son temps en allant se perdre aux confins de l'Himalaya dans le mysticisme bouddhique ? Un retour un peu plus attentif sur son parcours, et sur les fondements du bouddhisme, vont peut-être nous permettre de reconsidérer cette image réductrice qu'elle a pu laisser d'elle auprès du grand public. Louise Eugénie Alexandrine Marie David, de son nom complet de naissance, est née le 24 octobre 1868 à Saint-Mandé, une petite bourgade de la région parisienne. Sa conscience politique, Alexandra, comme elle va se faire plus simplement appeler (peut-être dans le but de se différencier de sa mère ?), la reçoit, pourrait-on dire, à la tétine. Louis David son père, ancien quarante-huitard, huguenot qui va se convertir à l'athéisme, ami proche d'Élysée Reclus, la lui inculque en effet dès son plus jeune âge en l'emmenant se recueillir devant le mur des Fédérés encore frais du sang de ses compagnons de lutte. Quant à son intérêt pour le mystère, puisque c'est par là qu'on a commencé, s'il a existé, et si hérédité il y a, c'est certainement du côté de sa mère qu'il faut la chercher. Alexandrine Borghmans est une Bruxelloise issue de la petite bourgeoisie catholique de la ville. Le duo pour le moins désassorti qu'elle forme avec Louis David s'est constitué durant l'exil en Belgique de ce dernier à la suite du coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte. Après l'amnistie, le couple part s'installer à Paris où Alexandra vient au monde. Dès le début de son adolescence, notre future « femme aux semelles de vent » se trouve placée par la volonté de sa mère chez les bonnes sœurs. Comme elle le raconte elle-même dans ses écrits, c'est là qu'elle connaît ses premières désillusions. Les Carmélites sur lesquelles elle tombe ne ressemblent nullement aux images allégoriques qu'elle avait pu s'en faire dans ses rêveries enfantines. À la sortie de son couvent, désabusée du credo maternel, Alexandra retourne dans le sillon de son père : elle devient protestante. Son questionnement existentiel ne va plus dès lors cesser d'évoluer, pour aboutir, comme c'était prévisible, c'est la pente naturelle quand on passe du catholicisme au protestantisme, à la perte totale de sa croyance en Dieu. Mais si elle a envoyé le Saint-Esprit aux orties, Alexandra n'en conserve pas moins un idéal moral très élevé. Loin d'elle l'idée d'aller dilapider sa jeunesse dans les vices et les plaisirs matériels d'une existence sans dieu. Ce qui l'intéresse, c'est la quête de la vérité. Par-là, elle se sent « hors du troupeau ». Cette façon nietzschéenne, pourrait-on dire, d'appréhender le monde, elle la conservera tout au long de sa vie en la réajustant au gré de chacune de ses expériences : le monde est un théâtre. Le rôle qui nous échoit on ne le choisit pas, il est le résultat de notre déterminisme. Il y a ceux qui savent, une petite élite à laquelle elle estime appartenir, et la masse qui se démène au bout de ses fils avec des œillères. Son besoin de dévoiler le réel conduit la jeune néophyte intellectuelle qu'elle est encore vers un éclectisme de plus en plus étendu. Elle lit Platon, les stoïciens, le Coran, le Talmud, revoit la bible, et découvre la théosophie. Fondée en 1875 par la fumeuse philosophe russe Helena Blavatski et un tout aussi fumeux journaliste américain nommé Henry Olcott, la Société de Théosophie a pour ambition de sauver le monde en proposant à son public une espèce de méli-mélo conceptuel synthétique des grands courants religieux et philosophiques de l'histoire humaine, cela va du christianisme aux découvertes les plus récentes de la science (le darwinisme à l'époque), en passant par l'ésotérisme antique (la gnose, la kabbale, l'hermétisme, etc.), les traditions orientales (l'hindouisme et le bouddhisme) et les tocades plus ou moins subversives du temps telles que l'occultisme et la communication magique avec l'au-delà. La curiosité sans cesse renouvelée d'Alexandra ne fera jamais d'elle une dupe. Dans le fatras de Mme Blavatski et de ses acolytes, elle ne retient que ce qui lui parait le plus pertinent, à savoir une vision holistique du monde et l'idée que l'homme a le pouvoir de s'émanciper de sa condition par la connaissance. C'est aussi à ce moment-là que nait son intérêt pour l'Asie, pour l'Inde en particulier, on y reviendra. Quant au reste, la propension à l'ironie étant aussi un de ses traits de caractère, elle s'en moquera. Son passage en théosophie permet également à Alexandra de nouer de nouvelles relations. Vers l'année 1893, par l'intermédiaire d'un membre de la Société, elle fait la connaissance d'un certain Jean Hautstont, un musicien belge comme sa mère qui la ramènera non seulement à Bruxelles, mais aussi sur le terrain qui nous intéresse. On ne sait pas trop la nature exacte du lien qui se crée entre eux, ce qui est certain c'est que Jean Hautstont introduit Alexandra au « Crocodile », le club anarchiste qu'il fréquente quand il se trouve dans sa ville. Alexandra se plonge dès lors dans l'étude des classiques du drapeau noir. Elle lit Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Stirner, et finit par faire sien, si tant est qu'elle ne le portait pas en elle depuis toujours, le matérialisme philosophique et politique de ces derniers. En 1900, elle publie « Pour la vie », un premier ouvrage préfacé par Élysée Reclus dans lequel elle expose sa vision de l'être humain et des faits sociaux qui découlent de l'ignorance que celui-ci a de son fonctionnement. « L'humanité éclairée par les enseignements de la science, écrit-elle, doit s'efforcer de détruire les causes de ses actes nuisibles... » On entrevoit déjà le pont avec le bouddhisme, qui fait partie de ce qu'Alexandra a sauvé de chez les théosophes. « Pour la vie » est aussi une charge contre le christianisme. La nouvelle convertie à la pensée libertaire y règle son compte à « la religion la plus perverse qui enseigne la soumission et dont le culte n'est qu'une savante mise en scène destinée à entretenir le mensonge. » Son manifeste lui vaut la reconnaissance de nombreux ténors anarchistes du temps, notamment celle du pédagogue catalan Francisco Ferrer. Elle publie des articles dans plusieurs revues socialistes, donne des conférences. Son père, qui suit de près tous ses écrits, l'encourage dans sa nouvelle voie. « Comment être libre ? Comment ne pas étouffer dans ce monde d'hypocrisie et de faux-semblants ? » Telles sont les questions qui absorbent l'intellection d'Alexandra. Elle les transporte dans toutes les sphères de son existence. Sur le plan professionnel, après un premier prix au conservatoire de Bruxelles, elle est devenue chanteuse d'opéra. Mais l'univers dans lequel elle est projetée après l'obtention de son diplôme, là encore, la désappointe. La réalité du métier est bien loin de l'idéal artistique que sa ferveur sincère pour la musique s'était figuré. Derrière les paillettes et les applaudissements, c'est tout simplement la prostitution quasi obligatoire de ses semblables que la jeune chanteuse découvre. Alexandra va embrasser la cause des femmes. Elle s'engage dans une loge maçonnique mixte. Et sa plume, bien-sûr, continue à s'insurger. « Depuis l'aurore des civilisations, écrit-elle en parlant de son genre dans le journal féministe « La Fronde », le mâle nous traîne à sa suite ployées sous le fardeau des bois de tente, des ustensiles de ménage, des bagages de toutes espèces... » Alexandra refuse de se plier à cette loi du phallus. À l'été 1902, elle renonce à la scène. Pendant quelques mois, elle prend la direction artistique du casino de Tunis, puis elle abandonne carrément l'opéra. Elle décide de tenter sa chance en littérature. Son premier roman, « Le grand art, journal d'une artiste », est de toute évidence un exutoire aux déboires qu'elle a dû essuyer dans le milieu du spectacle. Son héroïne principale, qui s'exprime à la première personne, est une jeune et pauvre chanteuse qui va être obligée de vendre son corps pour parvenir à une gloire factice fondée sur le mensonge. En dépit de son intérêt sociologique, le roman ne convaincra pas les éditeurs. Désabusée une fois de plus, Alexandra revient à ses travaux journalistiques et philosophiques. Elle se remet à publier dans différentes revues engagées... et, à la surprise de tous ses proches, elle accepte la demande en mariage du riche ingénieur des chemins de fer Philippe Neel. Nous ne sommes plus très loin du grand départ. Mais avant de suivre Alexandra, à présent Madame David-Neel, sur les pentes de l'Himalaya, il nous faut peut-être, pour mieux comprendre la cohérence de son parcours, repréciser ce qu'est le bouddhisme. Car il y a quand même un petit malentendu, et même un gros, avec la façon dont celui-ci est généralement perçu dans nos contrées. Quand on dit "bouddhisme" la grande majorité du grand |
public occidental entend en effet "Dalaï-Lama", et "Matthieu Ricard" son VRP pour la France. Les deux sont assurément les représentants les plus éminents de la forme tibétaine du bouddhisme, à savoir le vajrayana, ou véhicule de diamant. Mais le bouddhisme ne se réduit pas au vajrayana – qui n'en serait d'ailleurs pour certains qu'une dégénérescence. Alors c'est quoi le bouddhisme ? Revenons au début. Vers moins 600 environ avant notre ère, Siddhârta Gautama, un jeune noble de la classe des ksatriyas (les guerriers), parce qu'il se rend compte que la vie est éphémère et source inévitable de souffrance (la perte des êtres chers, la maladie et le vieillissement) renonce à la succession de son chef de clan de père pour se mettre en quête d'une réponse à ce qu'il considère comme une impasse existentielle. À force de chercher, il réalise que ce ne sont pas les faits en eux-mêmes, mais nos pensées à leur propos, et les émotions que ces dernières suscitent en nous, qui sont la cause de nos douleurs morales. Avec ça, il devient le Bouddha, « l'Éveillé ». Gautama a compris la subjectivité du monde. Il passera le restant de son existence à enseigner sa méthode pour échapper à la souffrance : changer de point de vue à la fois sur le monde et sur soi-même, qui ne sont l'un et l'autre que des constructions mentales. C'est ce qu'on appellera le « petit véhicule », hinayana en sanscrit. Il s'agit du bouddhisme originel. Il n'y a pas de bien ni de mal, juste une lucidité à acquérir sur l'enchainement des causes et des conséquences qui nous emprisonnent, et continueront toujours à nous emprisonner si l'on n'est pas capable d'en discerner le mécanisme. Sur le plan sociétal, le Bouddha envoie balader les brahmanes (et la notion de caste avec). Sa doctrine désintègre leur pouvoir. Parce qu'il permet à chacun de gagner par soi-même son salut, le bouddhisme primitif représente une formidable émancipation du brahmanisme (ancêtre de l'hindouisme pour faire court) qui écrasait à cette époque de ses lois rituelles la quasi-totalité du sous-continent indien. Quant à ce qui se passe après la mort, le fameux karma pour y venir, ce n'est pas son problème, lequel reste, et restera toujours pour les tenants du petit véhicule, la prosaïque résolution de la souffrance individuelle présente. Les choses vont changer avec le grand véhicule. Il faut savoir que l'idée de la réincarnation appartient depuis toujours au fond culturel indien. Si le Bouddha ne s'en est guère préoccupé, les instigateurs du grand véhicule (mahayana en sanscrit, dans le sens de facilement accessible à tous) vont la ressortir du placard, et la notion de bien et de mal avec, comme remède aux conséquences socialement délétères du petit véhicule – la recherche égoïste, chacun de son côté, de sa propre solution existentielle. La transformation de la philosophie déterministe de l'hinayana, le cycle des causes et des conséquences, en la théorie rétributive de la réincarnation sera la grande nouveauté du mahayana. Pour se sauver, il ne suffit plus désormais de comprendre (là aussi pour faire court) que le monde et le soi sont des illusions, il faut aussi se conduire d'une façon moralement recevable vis-à-vis du corps social en se souciant de ses semblables. C'est le début de la dégénérescence. Vers le IXème siècle de notre ère, pour des raisons qui seraient trop longues à développer dans cet article, le bouddhisme disparait de la péninsule indienne. Ses textes canoniques voyagent de mains en mains au fil du temps pour atterrir, pour un grand nombre d'entre eux, au cœur des montagnes tibétaines. Nous arrivons au véhicule de diamant. Le vajrayana nait de la rencontre du bouddhisme indien avec le chamanisme traditionnel de l'Asie septentrionale, le tout assaisonné d'une espèce d'ésotérisme magique qui se propage un peu partout en Orient à cette époque et qui a pour nom le tantrisme. C'est le retour des gourous. Le cheminement personnel et les bonnes actions seuls ne suffisent plus. Pour gagner, sinon la cessation définitive de la souffrance (le nirvana), qui ne peut être ambitionnée que par une infime minorité des plus méritants, du moins un espoir de renaissance sous une forme meilleure, il est désormais hautement recommandé de s'en remettre à l'un des grands maîtres du clergé en place, ainsi qu'à leurs mantras favorisateurs. La boucle est bouclée. Si une révolution consiste à revenir au point de départ, c'est bien ce qui s'est passé avec le véhicule de diamant. Il y a juste le soi qui a été perdu en cours de route depuis les brahmanes. Et encore, à voir le nombre d'ouvrages sur le bouddhisme qui remplissent dans nos librairies les rayons consacrés au développement personnel, on n'a pas vraiment l'impression qu'il a été perdu pour tous ses adeptes. Mais nous avons débordé de notre sujet, revenons à Alexandra. Au mois d'août 1904, ainsi donc, elle épouse Philipe Neel. Si la décision de ce mariage, apparemment des plus bourgeois et conventionnels, contredit l'esprit d'indépendance de notre pourfendeuse des idées établies, la dissonance ne va pas durer très longtemps. Cela fait déjà plusieurs années qu'Alexandra, dans une continuité intellectuelle dont on peut à présent mieux discerner la logique, se passionne pour le bouddhisme. Elle publie l'avancée de ses travaux et fréquentes les cercles bouddhistes parisiens. La question centrale à ce moment-là au sein de ces derniers est de savoir si pour bien saisir le fond de la pensée indienne derrière les exubérances qui l'enveloppent il faut être en mesure de lire le sanscrit ou alors si l'on peut se contenter de se laisser diriger par un Rinpoché à la mode du moment. Alexandra n'est ni pour les uns ni pour les autres, ni les dévots des temples illuminés ni les scientifiques étroits de l'Institut. Sa théorie à elle, dans le droit fil de la pensée d'Élisée Reclus, c'est que les débordements imaginatifs des textes bouddhiques s'expliquent par l'environnement physique dans lequel vivaient leurs auteurs (l'Inde et sa nature foisonnante). Tout ce folklore prétendument ésotérique n'est en réalité qu'un vernis religieux destiné aux masses, il n'a aucune signification cachée et doit être laissé de côté. En revanche, il existe bel et bien selon elle la possibilité qu'une petite élite de grands lamas tibétains soient dépositaires des « hautes conceptions » du Bouddha. Le seul moyen pour comprendre vraiment le fond de la philosophie bouddhiste, c'est d'aller à la rencontre de ces grands lamas. Au-delà de la volonté légitime d'asseoir son travail sur des données directement recueillies par elle-même, et d'un attrait évident pour l'aventure, il y a certainement aussi dans la démarche d'Alexandra quelque chose qui est de l'ordre de la fuite – elle ne voulait pas d'enfants et n'a sans doute non plus jamais été réellement amoureuse de Philippe Neel. Quoi qu'il en soit, le fait est qu'au mois de juillet 1911 Alexandra annonce à son époux qu'elle part pour une durée de quelques mois en voyage d'étude en Inde... elle ne reviendra que quatorze ans plus tard. Entre temps, notre exploratrice de la chose humaine aura parcouru toute la partie orientale de l'Himalaya (ainsi qu'une partie de la Corée, de la Chine et du Japon), elle aura rencontré les plus grands maîtres bouddhistes, expérimenté aux plus hautes altitudes les techniques « libératrices » des yogis tibétains, sera parvenue, déguisée en homme, à être la première étrangère à pénétrer dans la ville interdite de Lhassa et aura gagné de la part de ses hôtes les plus fameux le vénérable appellatif de « Lampe de sagesse ». À son retour en France, la célébrité lui tombe dessus. Alexandra ne va plus dès lors cesser jusqu'à ses vieux jours d'enchaîner les voyages en Asie, les conférences pour les raconter et les écrits (plus d'une trentaine d'ouvrages à son actif) pour transmettre à la postérité ce qu'elle en a retiré. Voilà quel a été le parcours d'Alexandre David-Neel. Est-ce que son anarchisme a trouvé sur le toit du monde son accomplissement ? Ou alors l'a-t-elle perdu là-haut ? Lisez ses textes et faites-vous vous-même votre opinion. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que l'Himalaya a fait sa légende. PATRICK FORNOS | | Références bibliographiques pour cet article : Journal de voyage, Alexandra David-Neel, Tomes 1 et 2, Librairie Plon 1975 Alexandra David-Neel, L'invention d'un mythe, Marion Dapsance, Bayard Éditions 2019 |
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