Dans
notre numéro précédent, nous avons laissé Ronald, au terme du récit de
ses pérégrinations, attablé devant sa mousse au chocolat. C’est dans le
même restaurant, au Parfums d’Asie, que nous le retrouvons pour
qu’il nous raconte cette fois sa trajectoire intellectuelle. À la
pétulance de son regard, je devine qu’il est aujourd’hui en pleine
forme. Alors j’abandonne là les préliminaires sur sa santé que je
m’apprêtais à lui infliger et entre tout de suite dans le vif du sujet
: «
Ronald, tu as dit que tu étais devenu anarchiste sans y penser. Est-ce
que cela signifie que tu l’as toujours été sans le savoir ? » Satisfait de mon entame, je pose la carte du restaurant et enclenche mon enregistreur. «
Je ne sais pas… au vrai, je ne pense pas que dans ma jeunesse j’étais
viscéralement rebelle. Ce qui m’animait, c’était surtout le souci des
autres. Mon credo c’était la charité chrétienne. Je plaignais les
pauvres, je voulais leur venir en aide, j’étais convaincu que l’Église
allait me permettre de le faire… (un temps de réflexion) d’un autre
côté, j’avais aussi en moi quelque chose d’intraitable. Je me souviens
que mon père, au départ, était contre l’idée du séminaire. Quand il
m’avait dit "si je t’empêchais d’y aller ?", je lui avais répondu
"j’irais quand même". » Ronald avait probablement aussi un besoin
adolescent de s’affirmer par la transgression. C’est parce que le tabac
lui avait été interdit jusque-là qu’il s’est mis à fumer après ses vœux
(le séminaire expose à d’autres vices qu’à celui de la pensée) jusqu’à
trois paquets de cigarettes par jour. « Et en même temps,
paradoxalement, j’ai toujours eu beaucoup de souplesse d’esprit. Je n’ai
jamais été figé dans mes croyances. De m’être abreuvé pendant des
années de lectures cathos de gauche, Le témoignage chrétien, etc., ne m’a pas empêché, un peu plus tard, de remettre ma foi en question. ? Jusqu’à quitter le sacerdoc… ?
Ç’a été une décision radicale, très dure surtout par rapport à ma
famille. Mes parents ont eu beaucoup de mal à me pardonner mon
désengagement. » On
était en 1968, certainement pas une coïncidence. Comme tout homme,
Ronald a dû subir lui aussi l’influence de son époque. « J’étais à Paris
lorsque tout a commencé… » Puis il a assisté à l’extension du mouvement
aux États-Unis et il était à nouveau en France à son dénouement. « J’ai
pris la parole une seule fois. C’était à un meeting à l’Odéon. Le thème
était de savoir s’il fallait répondre oui ou non au référendum du
Général de Gaulle. Je suis monté au balcon et ai proclamé qu’il fallait
voter oui. Devant la foule interloquée, j’ai expliqué pourquoi : une
société se révolte quand les choses vont mal, ai-je dit. La meilleure
façon de continuer à faire descendre les gens dans la rue était qu’elles
aillent encore plus mal. C’est pour ça qu’il fallait voter pour que De
Gaulle reste. » Ronald comme on allait le connaître, avec une pensée
déjà à contre-pied des partis pris et des opinions préconçues. «
Aujourd’hui, je ne dirais plus ça. D’abord, je n’ai plus envie
d’entraîner quiconque dans quelque révolution que ce soit, je crois
qu’il faut laisser les gens être ce qu’ils veulent. Et puis, je ne crois
plus non plus qu’une société anarchiste, dans le sens parfait, soit
possible. Le monde sera toujours imparfait, parce que toujours en
mouvement. Nos vies sont des perpétuelles négociations, négociation avec
notre corps, avec nous-mêmes, avec les autres. Nos idéaux ne sont pas
destinés à être atteints. L’utopie est l’élément radieux qui nous permet
d’inventer ce jeu ininterrompu de la construction des liens sociaux. Je
veux dire qu’aucun sujet n’est jamais fixé. Si demain notre système
économique devait s’effondrer, le problème du nucléaire n’aurait plus
d’objet. » Dans son élan Ronald a déjà traversé le temps. J’essaie de le
faire revenir à la chronologie. « Après 68, tu trouves donc ta voie
dans la recherche… ?
En changeant d’univers, je me suis aperçu que mes connaissances,
celles que j’avais acquises dans les milieux chrétiens de gauche,
étaient insuffisantes. Je m’étais en effet trompé sur beaucoup de
choses. Sur l’issue de la guerre du Vietnam, par exemple. J’en déduisis
que mes idées étaient fausses, où tout au moins que mes bases de
réflexions n’étaient pas assez solides. Mes raisonnements étaient trop
idéalistes, pas assez fondés sur les faits. J’étais un intellectuel et
rien que ça. Il fallait que je redescende sur terre… » C’est ainsi que
pour conduire son travail sur les communautés libertaires
états-uniennes, Ronald va partir sur le terrain. « L’utopie m’a
toujours beaucoup intéressé. On se représente généralement l’utopie
comme une irréalité. Ce qui est un fait, mais seulement à l’instant
présent. Autrefois, voler dans l’air était considéré comme utopique,
parce que seuls les oiseaux étaient capables de le faire, et puis les
aéroplanes ont été inventés. Quand on vous dit que ce que vous voulez
faire est impossible, la première chose à répondre est : est-ce que cela
le sera toujours ou seulement maintenant ? et la deuxième : avez-vous
déjà essayé ? Je crois que l’’utopie, il faut la mettre à l’épreuve du
réel. ? Et les communautés libertaires, du coup ? ?
J’en ai rencontré de toutes sortes. Des fouriéristes, des
mutuellistes, des qui prônaient l’amour libre. Ça, c’était un thème qui
interpellait. Dans une fête de village, un jour, tous les mecs du pays
s’étaient précipités vers les filles de la communauté parce qu’ils
s’imaginaient qu’elles allaient leur tomber dans les bras. Tout ce
qu’ils obtinrent c’est de leur faire quitter la fête choquées de leur
attitude. Pour ce groupe d'anarchistes partisans de l’amour libre cela
ne voulait pas dire sexe à tout-va, mais liberté de choix de son amour.
Bon, c’est vrai que les hommes, surtout les anars latins, ont eux aussi
souvent confondu les choses. ? Et toi, si je peux me permettre, te considères-tu comme un latin ? ? Disons que je ne serais pas hostile à la variété, mais la variété crée la jalousie. Et ça complique quand même les choses. » La
publication de son travail chez Payot, qui était l’éditeur des
philosophes de l’école de Francfort très en vogue à l’époque, Adorno,
etc., allait procurer à Ronald la notoriété qu’il méritait. « J’avais
déjà publié avant ça mon Histoire de l’anarchisme aux États-Unis.
Contrairement à mon mentor Paul Avrich, qui considérait qu’il fallait
partir du présent, j’avais choisi de commencer par l’étude du passé, en
sorte qu’à l’issue de mes mille cinq cents et quelques pages, je n’étais
pas arrivé au principal. Mon histoire de l’anarchisme US s’achevait au
moment où il démarrait vraiment quand Emma Goldmann débarque à New-York.
?
Pourquoi t’es-tu intéressé aux États-Unis finalement ? Tes origines
n'auraient-elles pas dû te pousser à choisir plutôt comme champ
d’investigation l’Égypte ou la Grande-Bretagne ? ?
Ce qui m'a décidé de faire ma thèse sur la libre pensée, c'est que je
suis tombé à la bibliothèque de Sidney, où j’étais venu rendre visite à
mes parents qui s’étaient installés là-bas, sur une image de Jefferson
devant un autel sur lequel figurait un serpent (Jefferson avait été
accusé d’athéisme). C’était tellement différent des représentations
habituelles des États-Unis, de celles que j’avais en tête tout au moins,
que je me suis dit que j’allais centrer mon travail dessus. Au vrai,
j’ai toujours été attiré par les sujets où je ne connais rien. Cela me
donne l’impression d’apprendre. - Et puis il y a eu Reclus, son voyage aux États-Unis… -
J’achetais à l'époque beaucoup de brochures anarchistes, de celles
qu’on trouvait un peu partout à bon marché. Un jour, je tombe sur le
texte d’Élisée Reclus où il raconte son voyage en bateau à la
Nouvelle-Orléans. Je suis un enfant de la mer. À Port-Saïd, j’avais
toujours vécu entouré d’eau. La vérité des descriptions de Reclus m’a
tout de suite emporté. J’avais l’impression d’être avec lui. » Ronald
envoie aussitôt le récit d'Élisée Reclus à la librairie Publico à Paris,
qui éditait à l’époque des revues libertaires. « J’ai pu ainsi par la
suite faire redécouvrir Élisée Reclus à un large public à une époque où
il avait été rejeté. Depuis, ma passion pour lui n’a jamais décru. » |
?C’est
aussi grâce à une revue que Ronald va faire la connaissance de ceux qui
allaient devenir les fondateurs de notre Centre Ascaso-Durruti. «
J’étais abonné à une publication dirigée par un ancien combattant
volontaire de la guerre d’Espagne qui s’appelait de son nom de militant
Louis Mercier-Vega. Les résumés de ses articles étaient en trois
langues, mais son anglais n’était pas extra. Je lui ai écrit pour lui
proposer de faire les traductions en anglais. Nous nous sommes
rencontrés et c’est lui qui m’a appris qu’il y avait à Montpellier un
autre abonné à sa revue : c’était Jean-Jacques Gandini. » Ronald va à
partir de là fréquenter ceux qui s’étaient eux-mêmes moqueusement
surnommés "les anarcho-éthyliques", parce que la convivialité, et tout
ce qui va avec, ne manquait jamais lors de leurs réunions. «
En vérité, je n’étais pas très présent. Je partais souvent pour mes
travaux de recherches aux États-Unis ou ailleurs… et puis j’ai toujours
été quelqu’un qui, pour des raisons morales, se méfie des groupes. Dans
ce sens, pour revenir à ta première question, je ne me définirais pas
vraiment comme anarchiste. Je ne me définis pas d’ailleurs. Mon
questionnement est anarchiste, mais j’ai toujours essayé de garder mon
autonomie de pensée et d’action. Je n’ai jamais estimé que je devais
obéir à des consignes juste parce qu’elles avaient été décidées en
commun. Ce qui me séduit le plus dans l’anarchisme ? Je dirais son côté
émancipateur. Et puis c’est aussi un des rares milieux, sinon le seul,
où on peut discuter intellectuellement avec tout le monde. Ça, ç’a
toujours été primordial pour moi… mais me plier, non. » L’État n’est pas
non plus la tasse de thé de Ronald. « Je suis contre, pour des raisons
morale. Le droit, comme la démocratie, sont des fumisteries. L’État peut
commettre tous les crimes qu’il veut, il n’est jamais sanctionné. Il ne
faut pas oublier, par exemple, que ce sont les militaires français qui
ont enseigné la torture en Amérique du Sud. Il y a là une grande
responsabilité morale. La légitimité de l’État relève de l’imaginaire
collectif, qui est comme une grande toile d’araignée où les gens sont
aveuglément collés. Moi, j’essaie d’en sortir. » Je vais jouer les
provocateurs. « Mais sans l’État, tu ne penses pas que ça serait le
chaos ? ?
Je le préfère à la monotonie. Toute société crée dans son
arrière-plan un chaos au sein duquel il se passe des choses
intéressantes, des choses différentes. Le chaos, parce qu’il engendre de
la complexité, ouvre des possibilités. Si les dinosaures n’avaient pas
disparu, les humains n’auraient pas existé. Le chaos est souvent propice
au progrès… un progrès qui reste cependant toujours relatif. Tout
progrès comporte aussi immanquablement des régressions. L’invention de
l’automobile est certes une bonne chose, mais avec les voitures, on ne
marche plus… Pour en revenir à l’État, de la même manière que je m’y
oppose, je suis aussi contre la propriété privée. Mais pour la
possession, comme Proudhon. Que la société me laisse l’usage de ce dont
j’ai besoin pour mon travail. J’aimerais, par exemple, vivre dans un
endroit où l’on changerait régulièrement de logement. J’ai entendu
parler d’une région de Suède où, parce qu’il y a des terres meilleures
que d’autres, les paysans en changent tous les ans. L’évolution de notre
monde, le travail dispersé, l’éclatement des familles, etc., va
forcément nous obliger à nous réinventer en mettant à profit le chaos.
C’est un sujet auquel je réfléchi beaucoup en ce moment. » La
singularité de Ronald encore une fois. Il a commencé sa carrière en ne
jurant que par le passé, et plus il avance dans l'âge, plus il regarde
vers le futur. « C’est vrai, le passéisme est un travers fréquent des
anarchistes français dans lequel je ne veux pas tomber. Certains vivent
encore XIXème siècle. Il y a des combats qui étaient beaux et appropriés
à une époque, mais qui sont devenus obsolètes aujourd’hui. La question
de la révolution, par exemple, pour y revenir. Vu la puissance qu’a
désormais atteint l’État, aucune révolution ne ferait un pli de nos
jours. Elle serait immédiatement réprimée d’une façon catastrophique. Il
est plus intéressant, à mon avis, d’agir dans les failles du système
pour essayer de le faire tomber de lui-même. Dans le livre sur lequel je
suis en train de travailler en ce moment, j’essaie de répertorier les
changements cruciaux qui se sont produits dans nos sociétés au cours de
ces vingt dernières années : dans la vie quotidienne, le travail, les
rapports interpersonnels, les manières de penser, la technologie… et de
voir ce qu’on pourrait faire pour en anticiper les conséquences. Je ne
retrouve pas le nom auquel j'ai pensé pour les gens qui s’occuperaient
de ça… "des groupes de veille", ça me revient. Des personnes compétentes
qui se réuniraient régulièrement pour prévoir ensemble l’avenir. Je
crois que les anarchistes auraient leur rôle à jouer dans ces groupes,
mais pour cela ils doivent sortir de l’autisme qui trop souvent les
caractérise, ils doivent apprendre à parler avec les autres.
L’anarchisme ne doit pas être une burka intellectuelle. ? Tu serais assez optimiste au fond ? ?
Non, détrompe-toi, je ne vois nullement l’avenir en rose. Mais
j’essaie de transformer mon pessimisme en opportunités. Quand je regarde
ma vie, je constate qu’à chaque fois qu’il m’est arrivé un malheur,
cela m’a ouvert de nouvelles possibilités. C’est parce que j’ai eu un
grave accident de voiture que, grâce à l’argent de l’assurance, j’ai pu
passer mon bac par correspondance (Ronald a quitté l’école à 16 ans pour
travailler, il est parti au séminaire à 18 ans) et reprendre mes
études… mais ce qui m’intéresse le plus, en réalité, c’est le présent.
La chose la plus importante pour moi, ainsi, en ce moment, c’est toi.
Parce que je partage ce repas avec toi, j’ai envie que tu sois content
de m’écouter. » Je lui confirme que c’est bien le cas. Et à partir de
là, comme cela fait déjà plus d’une heure que je le tiens avec mes
questions, je vais laisser son esprit voler où cela lui plait. Ronald me
parlera encore de l’évolution de l’université, de la pan-bureaucratie
numérique, de la fin du néo-libéralisme, des dictatures nationalistes
prêtes à prendre le pouvoir, des mégapoles, du cimetière qu’est devenue
la méditerranée, des microclimats sociologiques (qu’on ne sait pas
davantage voir que les microclimats météorologiques), des lanceurs
d’alertes… d’un tas d’autres sujets dont on pourrait faire un livre de
chacun. Mais comme ce n’est pas là notre ambition (ses livres, Ronald
les écrit lui-même), nous allons terminer ici notre reportage pour
savourer tranquillement nos desserts chocolatés. Chaque fois que je
passe un moment avec lui, Ronald me réconcilie toujours avec l’Humanité.
« Quand j'étais enfant, me racontait-il lors de notre interview
précédente, je contemplais la nuit le ciel étoilé et je croyais que le
chant des grillons était celui des étoiles. » Aujourd’hui, c’est toi,
Ronald, qui nous fait entendre le chant des étoiles. Tu es pour nous un
modèle pour vivre, comme tu t’efforces de le faire, « en harmonie non
seulement avec les hommes, mais aussi avec le cosmos ». PATRICK FORNOS | | |
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